Le n°15 de Z, revue itinérante d’enquête et de critique sociale, est largement consacré à la forêt limousine. Paru en avril 2022, il a été rédigé par une quinzaine de personnes, chacune ayant une pratique d’écriture différente, notamment en ce qui concerne le genre : point médian, pronoms « neutres » type « iel », etc.. Cela n’en facilite pas la lecture, même si l’équipe rédactionnelle essaie de « s’améliorer à chaque numéro » en conciliant fluidité et exigences d’équité. Une majorité de membres ont milité dans divers milieux politiques radicaux, autonomes et féministes, ce qui explique le ton résolu de la publication. Mieux vaut être prévenu, pour ceux que la facette « on coche toutes les cases de la militance » peut agacer… Car il serait dommage de s’arrêter là. Il y a du fond dans Z, et la possibilité d’y apprendre beaucoup.
Forêt et plantation d’arbres : ne pas confondre
Ses 190 pages denses ont pour objectif de diversifier les représentations des espaces forestiers, de mobiliser des mémoires méconnues, afin de les « concevoir au pluriel ». Pour les auteurs, cela implique de sortir de la dualité classique entre une forêt virginale et son pendant dangereux, d’aller chercher dans les cultures populaires une vision moins romantisée ou abstraite des bois. Pourquoi se focaliser sur la montagne limousine ? Parce qu’il s’agit « d’un cas d’école ». En 1904, les forêts n’y représentaient que 6 % des terres, contre 60 % aujourd’hui. Sauf qu’il ne s’agit, en grande partie, que de plantations d’arbres, principalement de l’espèce Douglas, calibrées pour l’exploitation économique, aspergées d’engrais azotés, herbicides et insecticides. Les épines des Douglas acidifient les sols, tassés par les grosses machines de bûcheronnage, lessivés par les orages après les coupes rases. La raison marchande implique la concentration des surfaces, ce qui est une mauvaise nouvelle :
« la partition des forêts françaises en une multitude de minuscules parcelles privées est l’un des rares remparts efficaces contre l’exploitation forestière intensive ».
Terrain dangereux
Les journalistes de Z ont passé du temps sur place, sont allés enquêter auprès des salariés de la filière bois, aux conditions de travail éprouvantes (l’espérance de vie des bûcherons est inférieure de 20 ans à la moyenne nationale). Ils ont visité une usine de fabrication de papier, à Saillat-sur-Vienne, qui utilise les arbres comme matière première et rejette dans la rivière Javel, eaux usées, solvants, détergents, agents azurants… Ils décrivent une méga-scierie corrézienne, avec ses silos et engins énormes. Près d’une centaine de poids lourds circulent au quotidien sur les petites routes départementales pour l’approvisionner.
À la lecture de la revue, on apprend que le reboisement de la France s’est fait après-guerre en exploitant la main d’oeuvre immigrée. Ce sont toujours, en bonne partie, des Maghrébins qui s’exposent aux dangers des coupes aujourd’hui, quand un ouvrier sur cinq subit chaque année un accident grave. Le tout sans considération ni rémunération adéquate.
Quelles alternatives à l’enrésinement des forêts ?
Z se penche sur l’ancienneté des luttes populaires contre « l’enrésinement », et met aussi l’accent sur le renouveau des mobilisations. Car les plantations des années 1970 sont désormais prêtes à être coupées à blanc. Lors de l’été 2021, un appel national pour des forêts vivantes a été diffusé, assorti d’une replantation d’espèces mixtes sur une monoculture tout juste rasée. L’objectif étant de créer des réservoirs de biodiversité en diversifiant les essences. Beaucoup, conscients de l’illusion de la « compensation carbone » (ou « comment s’acheter en même temps une bonne conscience et le droit de continuer à polluer » en investissant dans des plantations à croissance rapide), militent pour laisser le plus possible d’espace forestier en libre évolution… La manière la plus efficace de lutter contre le changement climatique est bien de laisser vieillir les forêts !
Des alternatives à la filière industrielle existent et se développent, au travers de scieries artisanales, parfois mobiles. La sylviculture en futaie jardinée, avec coupes d’entretien et temps laissé à la régénération naturelle, donne de bons résultats. Les arbres y sont plus robustes face aux sécheresses, aux maladies ou aux proliférations d’insectes.
Comment défendre efficacement la forêt ?
La mobilisation citoyenne se renforce ces dernières années pour défendre les arbres. Z s’intéresse à la façon dont les territoires forestiers pourraient atteindre un équilibre, de la manière la plus démocratique possible. Elle invite à se méfier du « concept passe-partout de gouvernance », souvent utilisé pour décrire une organisation où collectivités, sociétés privées et citoyens prendraient des décisions d’action publique sur un pied d’égalité. « Une manière, selon les auteurs, de lisser les rapports de force, car une entreprise, qui met dans la balance des emplois, une association écologiste ou un collectif d’habitant.es n’ont pas les mêmes armes pour influer sur les décisions ». Pas de concertation factice, si l’on veut continuer à respirer !
Et pas, non plus, d’oubli d’une dimension essentielle de la forêt, selon Francis Hallé : la beauté. D’ailleurs la revue est soigneusement illustrée. Les photographies des œuvres de Carole Chausset, issues de son exposition La sagesse des lianes, sont, en particulier, puissamment évocatrices : ses personnages végétaux, hybrides mi-humains mi-bouleaux, invitent à rêver d’un monde où l’arbre ne serait plus assimilé à une valeur marchande mais à tout ce qu’il est d’autre : un être vivant.
Gaëlle Cloarec
Juillet 2022