Laurent Simon est professeur émérite de Géographie physique à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Son champ de recherches porte sur la biodiversité, les forêts et l’environnement. Notamment par l’analyse de la diversité paysagère et écologique, des modes de gestion des milieux et du rôle des acteurs sur les territoires qu’il étudie depuis plus de quarante ans.
La personne idéale à qui poser une question cruciale lorsqu’on projette de laisser renaître une forêt primaire en Europe de l’Ouest : celle de la désirabilité d’une telle initiative pour les habitants.
Comment laisser un espace forestier de 70 000 hectares en libre évolution durant des siècles pourrait se faire avec, et non contre, la population ?
Alors le premier élément de réponse que j’aurais, c’est que de toute façon, cela ne pourra pas se faire contre la population ! Donc déjà la question se réduit un peu. Aujourd’hui par exemple, pour mettre en place ne serait-ce qu’une réserve ou un parc, il faut l’accord et l’engagement des acteurs locaux, notamment des élus, qui sont quand même au contact et reflètent d’une certaine manière l’avis des citoyens. Il peut y avoir des résistances, il peut y avoir des groupes opposés, mais cela ne peut pas se faire contre. Et puis si l’on veut avoir un projet durable dans le temps, il faut qu’il se fasse sur l’adhésion des populations locales au sens large, c’est absolument essentiel.
Je prendrai un exemple très éloigné de la France. On a beaucoup parlé du mandat de Bolsonaro. Il s’est traduit par une déforestation massive de la forêt Amazonienne. Ce que l’on a moins dit, c’est qu’à côté, il y a une autre forêt très importante au Brésil, la Mata Atlantica, qui a été aussi beaucoup détruite. Or depuis une dizaine d’années, des acteurs locaux, communautés, associations, entreprises, ont un projet de sauvegarde de cette forêt. Eh bien même pendant la période Bolsonaro, elle n’a pas connu de déforestation, mais au contraire une progression. Donc vous voyez, l’acceptation, la prise en charge par les populations est indispensable pour qu’une initiative dure, quel que soit le contexte national ou international.
D’autant plus, alors, dans le cas du projet de l’association Francis Hallé pour la forêt primaire, qui porte sur le temps très long.
Tout à fait. C’est d’ailleurs ce qui fait sa spécificité, et la raison pour laquelle j’y adhère avec beaucoup d’intérêt. La notion d’acceptabilité sociale est à bannir. Elle laisse entendre « comment on va faire passer la pilule » et ça, ça ne marche pas longtemps. Plus ça ira et moins cela va marcher. Ce qu’il faut, c’est construire avec des partenaires territoriaux un projet évolutif. Le projet de Francis Hallé va se construire dans le temps : on ne peut pas rester sur plusieurs siècles avec un canevas mis en place au 21e siècle, ça va bouger. Si l’on compare avec un autre projet plus proche, le parc national des forêts en Bourgogne, on n’est pas encore arrivé au bout des accords.
Il faut selon moi que ce soit un projet de territoire ; que cela concerne l’ensemble de ses activités, pas seulement la forêt. Un projet qui respecte son histoire, qui soit dans la continuité. C’est pour cela que les sites explorés par l’association depuis quelques temps me semblent particulièrement pertinents. L’Est de la France, c’est d’abord un très haut lieu de la forêt publique en France, l’une des rares régions et où elle est encore largement dominante. C’est un acteur majeur que l’on ne trouve pas partout. Deuxièmement, c’est le berceau de la science forestière, avec l’École de Nancy créée en 1824. Au cœur de la foresterie française, ce qui a fait son rayonnement international, ses limites aussi. Il y a une concentration d’équipes de recherche, de scientifiques, d’institutions techniques, y compris du côté de l’industrie… Tout un creuset de connaissances sur la forêt, absolument unique.
La connaissance est l’un des gros enjeux de la future forêt primaire.
Oui. C’est important de dire que ce projet de Francis Hallé a une dimension scientifique, de compréhension des forêts en libre évolution. Et pas seulement d’ailleurs : de toutes les forêts ! Cela ne fait que prolonger un itinéraire qui existe depuis au moins le XIXe siècle. Une autre chose me semble à prendre en compte pour assurer une continuité : l’Est est aussi un haut lieu de la production forestière, des grandes futaies et du bois d’œuvre. Il ne faudrait pas dissocier la forêt en libre évolution des espaces de forêts de production.
Dernier aspect plus symbolique, mais tout de même important : dans l’histoire, il s’agissait de forêts stratégiques, notamment pour éviter l’invasion allemande, en 1870, en 14-18 et ensuite en 40 avec la fameuse ligne Maginot qui n’a pas servi à grand chose. En 1914, le front passe par toutes les grandes forêts du nord-est, qui ont été mitraillées, détruites. Il y a eu Verdun, mais dans les Vosges, c’est manifeste aussi. On voit encore des tranchées. Je me dis que, dans un projet transnational comme celui-ci, proposer que ces forêts de la guerre deviennent des forêts de la paix n’est peut-être pas inepte. Surtout aujourd’hui, quand la guerre en Ukraine n’est pas très loin, avec la grande Białowieża (forêt primaire en Pologne, NDLR) à proximité.
Le dialogue est parfois tendu entre les chasseurs, par exemple, et les associations qui militent pour la libre évolution. Comment, selon vous, renouer le dialogue ?
Il y a peu de projets de l’ampleur de celui-ci, qui offrent justement des occasions de dialogue. Ce qui me semble essentiel est de dire que ce n’est pas un projet d’écolos qui viennent se plaquer sur un territoire. Les gens sont attachés à leurs racines. Je pense que cela peut rejoindre des attentes. Pour que ce projet soit porté par les acteurs locaux, quelques pistes me semblent intéressantes. D’abord l’idée que ce serait pour un territoire une image de marque absolument exceptionnelle d’avoir l’une des plus grandes forêts en libre évolution en milieu tempéré, unique en Europe, avec tout un patrimoine derrière. Cela entre en résonance avec des évolutions sociales : laisser un peu de place au sauvage, à ce qui n’est pas l’humain, c’est quand même aujourd’hui une demande qui monte. À l’origine, je crois, de la réflexion de Francis Hallé, sur 70 000 hectares, une chaîne trophique peut fonctionner de manière naturelle, des grands prédateurs à la base de l’écosystème.
Une autre piste à réfléchir avec des acteurs du territoire, notamment l’ONF et les propriétaires forestiers, c’est qu’un tel projet soit l’occasion de repenser la sylviculture actuelle. On voit que les forêts sont fragilisées et confrontées à des incertitudes majeures sur l’avenir, liées au changement climatique, aux maladies qui se développent etc. Avoir une forêt « naturelle » qui se constitue représente aussi des enseignements précieux à ce niveau-là, pour savoir ce qui résiste au stress climatique par exemple.
C’est un laboratoire absolument exceptionnel si l’on veut associer à cette zone de libre-évolution de la sylviculture de qualité. Moi je crois qu’il faut cette dimension sauvage, mais avec autour, des forêts productives, gérées dans une approche douce, et qui puissent bénéficier de son effet « réservoir de biodiversité ». Non pas une île de nature isolée, cela n’aurait aucun sens. Je pense que ce projet ne verra jamais le jour s’il ne s’accompagne pas d’un développement économique. Donc voir avec les acteurs de la filière bois comment associer cela à une production de qualité, peut-être aussi à de l’éco-tourisme, de l’agro-écologie… J’ai travaillé un peu dans les Vosges, du côté d’Épinal, où se font des choses très novatrices sur la construction bois. On voit que l’on pourrait avoir toute une gamme, depuis la forêt en libre évolution jusqu’à une production forestière alentour respectueuse de la nature.
Comment donner, le plus démocratiquement possible, voix aux habitants et « acteurs » d’un territoire sur ces questions, sans leur faire porter le fardeau de la crise de la biodiversité, menacée par la dimension systémique de notre société ?
Je suis tout à fait d’accord avec Joëlle Zask, que vous aviez interviewée cet été, c’est un enjeu de démocratie. Il est peut-être possible d’aborder les intérêts contradictoires de manière moins conflictuelle que d’habitude. D’innover à la fois dans la protection de la nature et dans la gouvernance de territoire, justement parce que l’on construit dans le temps long un projet avec des acteurs dont le moins qu’on puisse dire est qu’ils ne sont pas forcément sur la même ligne. Il y a toute une réflexion à mener sur ces nouvelles formes de gouvernance.
Est-ce que vous pensez qu’il y a une évolution au niveau des pouvoirs publics, qu’ils pourraient s’ouvrir petit à petit à un dialogue ou à une réflexion nouvelle ?
C’est très lent au niveau de l’appareil d’État. Dans les territoires, ça commence à infuser un petit peu plus. Il y a des expériences qui se font, avec de quoi réfléchir, bâtir des processus nouveaux. Cela me ramène à la question des chasseurs. Est-ce que l’on va réussir à dépasser les conflits ? Je n’ai pas la solution, je pense que personne ne l’a. Ce que j’observe des retours d’expérience, c’est que le point de départ est de sortir d’une approche binaire « pour ou contre la chasse ». Si l’on est là dedans, on peut tout de suite arrêter. Il y aura des vainqueurs, il y aura des vaincus… les vainqueurs du jour seront les vaincus du lendemain, ce n’est pas possible. De même, cela ne doit pas être un discours d’expert disant « mais si, la forêt primaire c’est formidable parce que, parce que, parce que… » Il faut que tout le monde puisse participer.
Quand on discute avec les gens, et nous géographes avons quand même beaucoup travaillé là-dessus, ils sont attachés à la qualité de leur territoire et de leur forêt. Ceux qui disent « ce n’est qu’un tas de bois ou une réserve de gibier à exploiter » sont très rares. Selon moi, on ne peut pas concevoir ce projet de forêt primaire uniquement dans le périmètre des 70 000 hectares. Bon, déjà on ne sait pas encore très bien où est-ce qu’ils se situeront, mais on ne pourra pas se limiter à ça. Sinon on va à tous les coups vers le conflit, parce que ces zones de libre évolution, elles auront de l’influence sur ce qui est autour. Évidemment, les animaux se déplacent, certains en sortiront. Avec les conséquences qu’on connaît sur le monde agricole : des sangliers, des cerfs qui traversent les champs, le loup… Il y a à mettre en place des espaces d’évaluation permanente, de discussions avec les acteurs autour, pour savoir comment on résout cela, qui prend les choses en charge. C’est aussi une réserve de faune sauvage qui peut être intéressante pour des chasseurs, on peut imaginer un développement à partir de ces espèces sauvages dans les espaces environnants. Donc il faut étendre le projet. Je me suis toujours dit qu’il devrait être porté par une, voire deux régions.
Le fait que cette forêt soit transnationale et qu’il y ait donc des législations différentes selon les pays – même si au niveau de l’Europe, cela peut peut-être s’harmoniser – n’ajoute-t-il pas une complexité ?
Si, mais justement il faudra sortir de certaines rigidités, accepter des souplesses, et puis se dire que c’est un processus. Ces 70 000 hectares, on ne les aura pas avant je ne sais pas combien de temps, mais l’essentiel, c’est de montrer l’intérêt de la démarche, pour permettre de fédérer petit à petit des acteurs et, parfois, de déplacer des tensions. Typiquement, personne n’imagine ce que sera la chasse en France dans 50 ans. Les chasseurs d’aujourd’hui ne sont pas les chasseurs des années 1960-70. Donc, on aura peut-être à l’avenir des pratiques de chasse beaucoup plus compatibles avec ce projet.
De toute façon, il faudra limiter les populations de cervidés, de sangliers qui se développent. Je préfère qu’il y ait des chasseurs, avec leur propre expertise écologique, qui fassent une chasse intelligente et qui soient des acteurs du territoire plutôt que ce qui peut se dessiner aussi comme évolution, c’est-à-dire d’avoir des entreprises de chasse payées pour réguler, sans lien avec les lieux…
Vous l’évoquiez tout à l’heure, le dérèglement climatique s’accélère. Les forêts sont fragilisées par les ravageurs, les incendies. Quelle approche favoriserait leur résilience, de la part des pouvoirs publics ?
On sait que les forêts naturelles sont beaucoup plus résilientes, on sait ce qu’il faut faire d’un strict point de vue écologique. Mais pour qu’il y ait résilience écologique, il faut qu’il y ait une résilience du territoire, sinon cela peut disparaître très vite. Or elle est beaucoup plus robuste quand elle naît du terrain. Voyez la façon dont Donald Trump, quand il est arrivé au pouvoir aux États-Unis, a supprimé toute une partie des systèmes et aires de protection de la nature. En France, on est dans un pays très centralisé. On parle de décentralisation depuis des décennies, cependant on agit peu. La résilience est une énorme question, mais pour formuler les choses simplement, je pense que si les pouvoirs publics agissaient en décentralisant un petit peu plus les décisions, si elles étaient mieux insérées dans les territoires, on aurait plus d’efficacité.
Le projet de l’association Francis Hallé pour la forêt primaire, inédit, nécessite de repenser la conservation de la nature telle qu’elle a été conçue et pratiquée historiquement, en France et autres pays occidentaux. Pensez-vous qu’un renouveau soit possible à court, moyen ou long terme ?
Je pense que c’est possible, et absolument nécessaire. Les politiques de protection, en France mais aux États-Unis aussi, etc., sont dans l’ensemble très top down. En Afrique encore plus, avec une approche trop souvent colonialiste qui est maintenant dénoncée. Même les instances internationales commencent à s’en rendre compte, c’est une impasse. Là encore, il faut concevoir la conservation comme basée sur la participation des populations. À la COP15 biodiversité, vous n’aviez quasiment que des grandes ONG, des entreprises. Il y avait peut-être un petit peu plus de voix autochtones qui ont été émises, mais est-ce qu’elles ont été entendues ? On les invite, on les écoute éventuellement, mais ce n’est pas eux qui prennent les décisions. Malheureusement, c’est encore une forme de néocolonialisme.
Ces populations là ont la capacité de créer, elles-mêmes des projets. Il faut peut-être les aider à trouver des moyens, des financements, mais il ne s’agirait pas simplement de déclarer « on va vous donner la parole pour que vous me disiez si ça vous va ou pas », il faudrait leur demander aussi « quels sont vos projets, comment vous les nommez, comment pourrions-nous travailler avec vous ? ». Dans les COP, ce sont les experts des instances internationales, des instances nationales et des ONG qui décident, c’est tout. Certaines choses bougent ; toutefois on est loin d’être sortis de la vision top down de la protection.
Vous travaillez en tant que géographe depuis les années 1980, ce qui vous donne un recul important sur l’évolution de notre pays. Percevez-vous un changement de mentalité sur la nature sauvage, dans la société civile, la sphère politique, ou chez les gestionnaires d’espaces naturels ?
Dans la société civile, on sent un intérêt qui se renforce, c’est très clair. Je vais parler de ce que je connais, l’enseignement : quand j’ai commencé ma carrière, des étudiants intéressés par la biodiversité, et à plus forte raison, par les réserves naturelles, il y en avait très peu. Et ceux qui y pensaient étaient destinés à être chômeurs ! Les rares à soutenir une thèse ne trouvaient pas de boulot. Aujourd’hui, on a des demandes d’étudiants en nombre considérable, et il y a quand même beaucoup de débouchés autour de la protection, de la gestion de la biodiversité…etc. Alors, pas forcément sur la nature sauvage, mais là aussi cela a considérablement progressé. Quand j’ai commencé mes travaux, dans la forêt de Fontainebleau, avec des gens de l’ONF, ils me parlaient des réserves biologiques. Je me souviens d’un ingénieur forestier me disant : « Mais quel scandale, il y a plein de maladies là-dedans, et puis il y a des arbres qui valent un fric fou et on les laisse se dégrader ». Il faut voir qu’à l’époque, le rôle du forestier était d’aider la nature à aller plus vite, pour faire des forêts utiles à la société. Qu’on lui explique « tiens, on va laisser des parcelles ou l’on n’interviendra pas », c’était d’une certaine façon nier son travail. Aujourd’hui, c’est très différent. À l’ONF, tous reconnaissent le besoin de biodiversité, d’espaces en libre évolution. L’idée qu’il faut faire de la place à ce qui n’est pas guidé par les humains a fait son chemin, et je pense que c’est un mouvement de fond.
Propos recueillis par Gaëlle Cloarec, le 20 janvier 2023
Photo de couverture : Forêt des Vosges du Nord © Arnaud Hiltzer