Aussi discrets que gracieux, fascinants et surprenants : qui sont les papillons des bois ?
Les papillons forestiers ne sont pas faciles à observer, car ils volettent la plupart du temps à l’abri des regards humains, dans la canopée, strate supérieure des forêts. Parfois, ils quittent les zones boisées et se trouvent dans les clairières, sur les sentiers, en lisière : on peut alors les voir se nourrir, s’abreuver, ou, pour les espèces diurnes, prendre un bain de soleil. Parmi les dizaines d’espèces répertoriées par les naturalistes, la plupart sont méconnues, mais peut-être sauriez vous en reconnaître quelques uns. Certains sont de petite taille, avec des couleurs peu perceptibles pour notre vision limitée. D’autres sont proprement magnifiques.
Quelques membres de la famille
Particulièrement impressionnant, le Grand Mars changeant (Apatura iris), dont les mâles arborent des reflets moirés bleu-violet du plus bel effet. Sur les écailles de ses ailes, d’innombrables petits prismes réfléchissent des couleurs changeantes selon la lumière. D’une envergure de 7 à 8 cm, il est un vrai bijou, que l’on repère parfois dans les forêts matures de feuillus tels que le chêne, les saulaies ou peupleraies. Selon l’Observatoire de la biodiversité des forêts, c’est une espèce très territoriale, qui s’installe sur des branches d’arbres élevés et défend son secteur sur 100 mètres carrés environ. Son cousin, le Petit Mars changeant (Apatura ilia), apprécie plutôt les forêts alluviales, en bordure de cours d’eau.
Le Grand Sylvain (Limenitis populi) est lui aussi remarquable, avec une taille légèrement supérieure pour les femelles, et une teinte brune plus foncée, assortie de bandes blanches sur les ailes, soulignées d’orange. On le trouve notamment dans les forêts mixtes, avec des bosquets de peupliers trembles, où s’opèrent les différentes phases de sa transformation. Après une courte incubation, de ses œufs émergent des larves, qui muent plusieurs fois avant de s’encapsuler en chrysalide. L’animal hiberne et, aux temps chauds, se mue en papillon, pour ne voler qu’une douzaine de jours, au maximum, entre mai et juillet.
Sylvains comme Mars sont si gracieux que l’on peut être surpris de leur alimentation. Outre la sève des arbres ou le miellat de puceron, ces papillons sont en effet très attirés par… les excréments et les animaux morts. Dans le numéro de juin 2024 de la revue Espèces, on apprend que le Grand Mars changeant, surnommé « l’empereur violet », déchaînait les passions en Angleterre, depuis le XVIIIe siècle.
Les lépidoptéristes victoriens ne cessaient de questionner le fait qu’un papillon à ce point « aristocratique » quittât les frondaisons ensoleillées pour d’aussi viles substances.
Ils le piégeaient à grands renfort de fumier pour l’attirer, voire de cadavres de chats, afin de répondre à la demande de riches collectionneurs. Le pays n’a plus que des lambeaux de forêts, donc bien moins de spécimens, mais aujourd’hui les fans britanniques de l’empereur se contentent de le photographier, et le repèrent sur les chemins de randonnée, où il se montre parfois « en raison de l’abondance des déjections canines ».
Pourquoi « forestiers » ?
Il peut sembler difficile d’établir une distinction franche entre les papillons forestiers et d’autres, qui affectionnent les écosystèmes ouverts comme les prairies, mais ne rechignent pas à fréquenter les espaces boisés s’ils ne sont pas trop denses. Les naturalistes rassemblent sous cette appellation les espèces qui sont soit totalement, soit fortement dépendantes de la forêt à un de leurs stades de développement au moins (œuf, chenille, chrysalide ou forme adulte). En font donc partie le sombre Morio (Nymphalis antiopa) et la Petite et la Grande Tortue (Aglais urticae et Nymphalis polychloros), orangées avec des pointes de bleu. Ces papillons s’observent dans les vergers ou les parcs, à la fin de l’été par exemple, quand ils se nourrissent de fruits tombés au sol, mais ils fuient les fortes chaleurs en se réfugiant dans les sous-bois, et l’automne venu, se mettent en quête d’un abri pour passer la saison froide dans des arbres creux ou cavités rocheuses. Parmi les rares papillons diurnes à hiverner à l’état adulte, le Morio et les Tortues ont une longévité exceptionnelle pour des lépidoptères, de 9 à 10 mois.
D’autres espèces sont proprement forestières. C’est le cas de l’Isabelle (Actias isabellae), un papillon de nuit qui passe son cycle de vie entier dans les forêts de conifères de moyenne montagne. La femelle dépose ses œufs sur des rameaux de pin sylvestre, laricio ou à crochets, puis sa chenille en dévore les aiguilles. Pour se transformer, elle s’enfouit dans la végétation du sol forestier, ou s’y enterre. Chez l’Isabelle, les adultes ne se nourrissent pas : la trompe est atrophiée, et leur courte vie (de deux à seize jours) est consacrée à la reproduction.
Rôle des papillons dans les écosystèmes
Les papillons sont au menu de nombreuses autres espèces, des chauves-souris aux oiseaux ; ils constituent un maillon essentiel des chaînes trophiques (ensemble de chaînes alimentaires reliées entre elles au sein d’un écosystème). Leur rôle de pollinisateurs est crucial pour la biodiversité et l’équilibre des milieux naturels : en transportant le pollen d’une plante à une autre, ils en favorisent la reproduction.
Concernant plus particulièrement les espaces forestiers, les chenilles de papillons ont aussi une influence bénéfique lorsqu’elles se nourrissent de feuillages. Elles augmentent le flux lumineux qui pénètre dans les sous-bois, et donc le taux de photosynthèse des végétaux, réduisent la compétition entre eux, favorisent la croissance des arbres jeunes, moins dominés par des arbres âgés, et, d’après ce dossier de Futura Sciences, accroissent la vitesse de circulation des éléments minéraux. On y lit par ailleurs que leur activité « stimule celle des organismes décomposeurs, qui reçoivent une litière plus abondante par l’intermédiaire des déjections d’insectes ». Tout bénef’, donc, pour la régénération des sols.
Menacés comme jamais
Le climat se détraque, la pollution explose. Les conséquences sur les insectes, qui font partie des espèces les plus touchées par la colonisation anthropique de la nature, sont terribles. Les chaleurs extrêmes sont susceptibles de compromettre les capacités olfactives des lépidoptères. Un phénomène récemment étudié chez les bourdons. Les niveaux d’ozone dans l’atmosphère ont été multipliés par cinq depuis le début de l’industrialisation. Dans une étude de la revue Nature parue en mars 2023, les scientifiques en démontrent l’impact sur la reproduction des insectes et la pollinisation des plantes. L’un de ses contributeurs, Markus Knaden, évoque des millions d’espèces concernées, dont le comportement est basé sur les phéromones : « les papillons, les fourmis, les abeilles, les guêpes »…
Le cas des papillons de nuit est particulier. Une autre étude, publiée en février 2024 dans la revue Science, révèle que le radical nitrate (NO3), polluant « nocturne », change l’odeur des fleurs, au point qu’ils ne parviennent plus à les identifier, et donc, butinent moins. « Le radical nitrate se forme quand le dioxyde d’azote, issu de la combustion d’énergies fossiles par l’homme ou de combustions naturelles telles que les feux de forêt, entre en contact avec l’ozone dans l’atmosphère. Contrairement au dioxyde d’azote ou à l’ozone, le radical nitrate a pour particularité d’être rapidement dégradé par la lumière du soleil, et est donc surtout présent la nuit », précise le journal La Croix.
Comme nous l’écrivions plus haut, et comme le détaille cet article du Museum national d’histoire naturelle, les invertébrés ont un rôle essentiel dans les écosystèmes. À la base de nombreuses chaînes alimentaires, ils contribuent à 90 % de la reproduction des plantes à fleurs, indispensables à notre alimentation, et donc notre survie. Or, évaluées sur une décennie, « les populations d’insectes ont diminué de 70 à 80 % dans les paysages européens mixtes agro-industriels ». Ceux qui volent, dont les papillons, ont perdu les trois quart de leurs effectifs depuis une trentaine d’années. Les intrants chimiques agricoles (pesticides, insecticides, antifongiques etc.) sont la principale cause de mortalité. Ces perturbateurs endocriniens sont aussi à l’origine de troubles et de malformations. Les papillons forestiers, comme toutes les autres espèces animales, sont par ailleurs grandement affectés par la perte, la dégradation et la fragmentation des habitats naturels. L’appauvrissement des milieux les frappe, particulièrement les monocultures d’arbres. Et encore l’urbanisation, qui génère des pollutions lumineuse et sonore, les feux de forêts désormais plus fréquents et intenses, la sécheresse. « Leurs ressources peuvent aussi se raréfier en raison des décalages de plus en plus fréquents entre les périodes de floraison et les périodes de butinage. »
Enfin, et ce n’est pas le plus anodin, les plantes ont commencé à s’adapter au déclin des pollinisateurs. Les fleurs des champs, notamment, commencent à se reproduire toutes seules. Une équipe du centre d’écologie fonctionnelle et évolutive de Montpellier a constaté qu’en conséquence, elles produisent moins de nectar. Un cercle vicieux s’enclenche : « ces plantes deviennent moins nourricières pour les pollinisateurs, ce qui pourrait encore aggraver leur déclin », lit-on dans cet article de France Info. Autre préoccupation des chercheurs, surpris par la rapidité de cette évolution, avec davantage d’autofécondation des plantes, le brassage génétique diminue. « Ce qui pourrait réduire leur résistance et leur possibilité de s’adapter aux changements d’environnement et au réchauffement climatique. Et à ce stade, on ne sait pas si ces évolutions sont réversibles ou pas. »
Défendre le monde sauvage doit devenir une priorité
Devant ces perspectives catastrophiques, difficile de garder espoir. Il existe pourtant, si la communauté internationale décide enfin d’agir pour préserver la biodiversité. Une étape a été franchie par le Parlement européen, qui a adopté la première loi visant à restaurer les écosystèmes dégradés. Les pays de l’UE doivent renaturer au moins 30 % des habitats en mauvais état d’ici 2030, 60 % d’ici 2040 et 90 % d’ici 2050. Un texte certes moins ambitieux que la version initiale de la Commission européenne, mais qui a le mérite de poser des objectifs.
Dans une toute récente étude, des chercheurs ont cartographié les zones propices au réensauvagement dans toute l’Europe. Une stratégie que l’association Francis Hallé pour la forêt primaire ne peut qu’approuver, tant elle s’articule à la libre évolution pour freiner la perte de biodiversité. Un quart de l’Europe, soit environ 117 millions d’hectares, s’y prêterait. Les trois quarts des zones de réensauvagement potentielles se trouvent en dehors de celles actuellement protégées. Autant de perspectives pour que les papillons, avec le reste du monde sauvage, retrouvent un espace vital. Au grand bénéfice de tous sur cette Terre, y compris l’humanité. Nous pourrions ainsi, à l’instar de Colette, simplement les observer pour profiter de leur beauté. Comme elle le fait, avec sa langue savoureuse, dans cet extrait des Vrilles de la vigne :
« Tout près de ma joue, collé au tronc de l’orme où je m’adosse, dort un beau papillon crépusculaire dont je sais le nom : lychénée… Clos, allongé en forme de feuille, il attend son heure. Ce soir, au soleil couché, demain, à l’aube trempée, il ouvrira ses lourdes ailes bigarrées de fauve, de gris et de noir. Il s’épanouira comme une danseuse tournoyante, montrant deux autres ailes plus courtes, éclatantes, d’un rouge de cerise mûre, barrées de velours noir ; – dessous voyants, juponnage de fête et de nuit qu’un manteau neutre, durant le jour, dissimule… »
Gaëlle Cloarec, le 13 septembre 2024