Vous souvenez-vous de la forêt ?
À quoi ressemblait-elle ?
Pouvez-vous préciser ce que signifie « la forêt », pour vous ?
Quelles sont vos sources d’information ?
Cette rafale de questions nous met tout de suite dans le bain. Car nous entamons ici une enquête, avec tout ce que cela comporte d’exploration, de recherche de témoignages et d’indices, et surtout, pour le moment, d’interrogation. Nous ne savons pas encore très bien ce que nous allons trouver. Tout ce que nous savons, c’est que, pour sauver les forêts, il nous faut retrouver la mémoire. D’urgence.
Souvenez-vous…
Il est important de se souvenir. Il suffit de peu de temps pour abattre une forêt et transformer son écosystème complexe en désert boueux, faisant disparaître, en même temps que les arbres, tous les habitats variés qui y étaient associés : lisières, mares, végétation basse… ainsi que le sol, ce sol forestier si riche, si indispensable à l’équilibre écologique et si vulnérable au tassement. Sans le souvenir de ce qu’était la forêt avant l’arrivée des lourds engins, comment connaître l’impact terrible de son « exploitation » ? Comment savoir ce qui a été détruit en elle, et comment, par conséquent, réclamer qu’elle nous soit rendue ? Qu’il s’agisse d’une parcelle abattue « à blanc » en quelques jours ou bien d’une vaste forêt sauvage transformée lentement en plantation industrielle, nous devons rester conscient de l’avant et de l’après. Notre mémoire commune doit être alerte et vigilante, partagée par le plus grand nombre et disponible pour tous.
Le passé oublié, un manque bien réel.
La forêt des siècles passés n’existe plus. Et celle des siècles avant eux n’existe plus non plus. Quant à la forêt primaire, n’en parlons pas. Celle-là, cela fait bien longtemps qu’on ne la connaît plus en Europe de l’ouest, au point qu’on ne sait pas bien en quoi elle serait différente de nos forêts actuelles. Après tout, ce que nous ne connaissons pas ne peut nous manquer, n’est-ce pas ?
Eh bien si ! Dans le cas des forêts du passé, sauvages comme utilisées par l’homme, le problème est que ce que nous avons oublié nous manque. C’est un manque étrange et mal défini, difficilement exprimable. Nous avons envie de forêt, nous en avons besoin, mais pourquoi ? et pour quoi faire ?
Nos ancêtres, dès la Préhistoire, ont tissé avec la forêt des relations étroites. Aujourd’hui, la science nous révèle tous les services – dits « écosystémiques » – qu’elle nous rend. Nous savons donc, intellectuellement parlant, que la forêt nous est utile. Tant mieux, puisqu’on nous apprend aussi que la surface forestière serait en augmentation constante. Davantage de forêt, cela semble bien, mais creusons un peu : de quelle forêt parle-t-on ?
Car il ne faut pas confondre quantité et qualité. A quoi ressemblent les forêts aujourd’hui, comparées à celles des siècles passés, et à quoi avons-nous accès, du point de vue des usages ? Savons-nous, dans nos sens, dans nos pratiques, la différence entre hier et aujourd’hui ? Comment a évolué notre rapport avec la forêt, et se rend-on compte qu’elle n’est plus la même qu’il y a deux cent, trois cent, mille ans ? A-t-on conscience que ce que nous rangeons sous le terme unique de « forêt » regroupe des réalités très diverses, dont certaines – les plantations d’arbres – n’ont rien à voir avec une forêt au sens biologique du terme ? Peut-on comparer les sentiments que provoquaient chez nos ancêtres la proximité d’une forêt ancienne, profonde, que l’on pensait peuplées de bêtes fantastiques, et le ressenti que nous pouvons avoir aujourd’hui au cours d’une promenade de loisir ? Y a-t-il une échelle permettant de quantifier l’émerveillement – et, inversement, le frisson – que nous avons perdu en perdant les forêts sauvages ?
Comment vivait-on avec la forêt ? Quelle place avait-elle dans la vie pratique et dans l’imaginaire des populations qui nous ont précédées ? Que devrions-nous travailler à retrouver ? Que devrions-nous laisser de côté, ou modifier, ou éviter de reproduire, pour le bien de tous ? Quelles pourraient être nos relations avec la forêt, ou plutôt, « les » forêts, pour un présent et un futur supportables ? Toutes ces questions méritent qu’on s’y penche sérieusement et c’est ce que nous proposons de faire dans cette rubrique « Mémoire des forêts ».
Retrouver la mémoire.
De nombreux chercheurs – biologistes, historiens, archéologues, linguistes, anthropologues et bien d’autres – travaillent à reconstituer le passé de nos forêts. Leurs outils sont souvent difficiles à appréhender pour qui n’est pas du métier, mais ils ont ceci de rassurant qu’ils nous permettent d’éviter les opinions hasardeuses passant pour « paroles d’experts » et autres « fakes news » qui hantent trop souvent les médias. Il est si facile de falsifier la mémoire.
Si les forêts du passé ont disparu, les arbres eux-mêmes sont parfois toujours là. L’étude des charpentes anciennes et autres éléments de structure des bâtiments – on a trouvé des bois datant de plus de douze siècles* – permet non seulement de dater précisément le bois utilisé, mais aussi de comprendre comment l’arbre a vécu, s’il a poussé vite ou lentement, s’il a été fréquemment taillé durant sa croissance ou s’il a poussé d’un seul jet, s’il était touffu ou longiligne, et d’en déduire le mode de gestion qui lui a été appliqué. En définitive : de dire à quoi ressemblait la forêt qui l’abritait.
Un ensemble de techniques, dites « paléo-environnementales », permettent de retrouver une végétation disparue sur des périodes de milliers d’années en faisant parler les restes végétaux retrouvés : pollens, graines, bois, charbon, etc. Ainsi, on peut savoir quelles espèces d’arbres composaient les forêts fréquentées par nos ancêtres.
L’archéologie et les techniques de prospection associées – comme le lidar, qui permet de mettre en évidence des structures faites de la main de l’homme, même sous un couvert végétal – repèrent les traces de l’activité humaine en forêt : fossés et talus bornant des parcelles d’exploitation forestière, fours de potiers, ateliers de verreries ou encore de transformation des minerais, fabrication du charbon ou exploitation des sources d’eau salée, et bien d’autres.
L’histoire explore les forêts passées grâce aux sources écrites et aux images : chartes régissant les droits d’usage, procès pour infractions ou coupes de bois illicites, ordonnances royales planifiant la gestion des forêts, livres comptables, illustrations de traités d’agronomie, de romans ou enluminures montrant les activités forestières et sylvicoles.
D’autres sources plus fugaces ou plus littéraires apportent aussi leur lot d’indices : les noms de lieux, par exemple, ou encore les récits, mythes et légendes qui sont nombreux à donner un rôle à la forêt, et qui peuvent en dire long sur la façon dont les hommes l’appréhendaient dans les siècles anciens.
Suivez-nous dans cette exploration et ensemble, rafraîchissons notre mémoire collective !
FELICE OLIVESI
Février 2021
* Note : Il s’agit de bois provenant de la crypte de l’abbaye Saint-Germain à Auxerre, datés de 811. Mentionnés dans Olivier Girardclos et Christophe Perrault, « Les forêts de chêne du centre-est de la France », in Sylvie Bépoix et Hervé Richard (dir.) La forêt au Moyen Âge, Paris, Les Belles-Lettres, 2019
Photo de couverture : Cucuruzzu © Felice Olivesi