Les récents grands incendies qui ont ravagé en Australie, aux États Unis et ici même en France, dans une moindre mesure, de vastes territoires, ont donné lieu à de multiples prises de positions dans les médias. Facteurs aggravant de ces « mégafeux » d’une dimension jusqu’ici inconnue sont tour à tour évoqués, sous le facteur originaire bien établi maintenant du changement climatique, des éléments comme la déprise agricole, la recolonisation d’espaces par la forêt. Les grands massifs forestiers non exploités pourraient être ici dans nos régions une autre cause de ces mégafeux.
La question de l’entretien des forêts
Prévenir ces feux passerait donc par une meilleure « gestion » des forêts, l’intervention de l’homme étant avancée comme la solution incontournable, allant ainsi à l’encontre de toute politique de protection stricte de la nature, de toute stratégie d’aires protégées en libre évolution.
À la lecture, ou à l’écoute de ces prises de positions, l’association Francis Hallé pour la forêt primaire a souhaité revenir sur le fond d’un problème qui ne peut trouver de solution dans des pratiques de gestion qui, pour beaucoup, ont justement montré toutes leurs limites et sont à l’origine même du délabrement des forêts et de la crise climatique.
Annik Schnitzler, membre de l’association, chercheuse associée au Muséum National d’Histoire Naturelle et spécialiste en écologie forestière a bien voulu répondre à nos questions.
Redéfinir la place de l’Homme
Compte tenu de la responsabilité de l’homme sur les causes du réchauffement climatique et la survenue des grands feux – dont 90% sont d’origine humaine – le contexte nous paraît avant tout propice à questionner notre rapport à la nature. Justement en Méditerranée, très touchée cet été par les grands feux, les forêts bien conservées sont rares. La plupart des forêts sont jeunes et riches en pin d’Alep naturellement inflammable et pyrophile (dont la reproduction est stimulée par le feu). La pénétration humaine y est forte et les comportements irresponsables. Rien d’étonnant à la fréquence de feux dans ces zones. Or une forêt méditerranéenne dense et peu pénétrée ne brûle que très rarement à l’état naturel. Quant au débroussaillage, il favorise la pénétration humaine et donc les risques de feux.
Ces publications soulèvent une autre question essentielle : l’homme va-t-il « régler » la question du réchauffement climatique et en particulier la question des mégafeux en restant dans un réflexe de gestion ? Il est permis pour le moins d’en douter. Surtout quand on sait que la forêt, présente depuis des millions d’années, a, elle, su s’adapter aux bouleversements climatiques tout en créant les conditions de notre vie sur terre.
La société actuelle privilégie l’artificialisation en réponse à l’artificialisation. Geste désespéré qui ne tient pas compte des résiliences des forêts naturelles, qu’il faut laisser s’étendre au lieu d’intervenir. Les héritages anthropiques sont catastrophiques, notamment dans les zones méditerranéennes, mais elles le sont aussi dans les régions aux latitudes plus élevées : fragmentation excessive des forêts qui limite les effets bénéfiques de l’évapotranspiration et des aérosols initiateurs de pluies, perte de sols par érosion, enrésinement massif dans des écosystèmes naturellement feuillus, avec pour conséquence des sols plus inflammables car la litière y est plus hydrophobe.
D’autres facteurs importants des forêts naturelles ont été perdus dans les forêts surexploitées (donc plus jeunes, moins complexes au niveau de l’architecture et dépourvues de bois morts) : les gros arbres qui agissent en dissipateurs de la chaleur, les sols profonds qui retiennent les eaux de pluie et les pluviolessivats lors des épisodes pluvieux, les sous-bois denses de feuillus qui entretiennent une atmosphère humide dans les sous-étages, l’absence de bois morts qui sont des accumulateurs d’eau…
Forêts en libre évolution : voir au-delà de la seule conservation
Compte tenu de ces multiples bénéfices des forêts en libre évolution – désormais bien documentés – au sein de l’association Francis Hallé pour la Forêt Primaire nous sommes convaincus qu’il est urgent d’adopter une nouvelle approche, résolument moins interventionniste, vis-à-vis de la nature et de la forêt en particulier.
Il apparaît en effet, comme on vient de le constater, que la fonction de grands espaces forestiers préservés de l’exploitation humaine ne se limite pas à la seule conservation. Les grands espaces en libre évolution déploient des solutions pour faire face au réchauffement climatique, notamment dans leur capacité à opérer une sélection des espèces les plus aptes à s’y plaire, en captant et en stockant d’immenses quantités de carbone, en apportant de l’humidité dans l’atmosphère ou encore en stockant et en filtrant les ressources hydriques.
Enfin, concernant plus spécifiquement la question de l’accumulation de biomasse dans les massifs forestiers non exploités – souvent soulignée comme un facteur de risque – nous avons vu que les bois morts secs sont certes inflammables mais la décomposition du bois génère de l’humidité, en plus de l’évapotranspiration du feuillage (plus prononcée sous feuillus). Les gros bois morts en particulier sont riches en eau, qu’ils restituent au sous-bois.
Quoi qu’il en soit, dans un cas dramatique de montée des températures trop brutale (à l’échelle des écosystèmes), aucune forêt actuelle ne pourra résister, qu’elle soit naturelle ou plantée. Il faudra laisser le temps faire son œuvre, sans garantie qu’elle puisse encore revenir. Il faut donc éviter d’en arriver là. Il est encore temps, c’est l’affaire des générations actuelles. Il faut réensauvager les terres et les mers, en estimant les services de la nature à leur juste valeur. Et l’on pourrait ajouter que les aires protégées ou susceptibles de s’inscrire dans les stratégies nationales ou européennes de protection stricte doivent être d’emblée d’une superficie suffisamment grande pour supporter ce type de stress et éviter ainsi leur totale destruction ; c’est tout le sens de notre proposition de renaissance d’une forêt primaire en Europe de l’ouest.
Calculer la valeur du monde sauvage et les services environnementaux est déjà fait pour les fleuves. La gestion durable des forêts, où les arbres sélectionnés sont abattus et emportés avec soi, en tenant compte des processus naturels – impliquant le respect des sous-bois et des sols – est fondamental pour conserver la stabilité du système.
Propos recueillis par Éric Fabre et Ghislain Journé.
Photo de couverture : Marek Piwnicki