« La plupart des grands pays situés aux latitudes tempérées – États Unis, Canada, Chili, Russie, Chine, Japon, Afrique du Sud, Australie, Nouvelle Zélande – ont su conserver des forêts primaires de plaine tandis qu’en Europe de l’Ouest nos ancêtres les ont détruites, ignorant qu’elles avaient une valeur écologique irremplaçable ; en Europe il n’en reste qu’une, celle de Białowieża en Pologne, qui est, hélas, menacée dans son existence même, en dépit des rappels à l’ordre de l’Union Européenne.
L’Association que je préside ne peut admettre qu’en Europe nous n’ayons plus que des plantations d’arbres et des forêts secondaires, exploitées, artificielles et à biodiversité dégradée. Notre objectif est de réunir les conditions d’un retour de la forêt primaire de plaine en Europe de l’Ouest, avec la haute biodiversité qui caractérisait nos régions avant la déforestation.
Dans le contexte actuel d’émissions carbonées massives et de dégradation dramatique de la biodiversité de la planète un tel projet est, à son échelle propre, un enjeu d’intérêt général majeur. A quoi s’ajoute le champ exceptionnel qu’il ouvrirait à la recherche scientifique.
Où ce projet va-t-il se situer ? La question est à l’étude et nous avons déjà admis qu’il devrait être transfrontalier, donc européen.
Notre projet est ambitieux, tant par sa surface que par sa durée.
La surface, de 70 000 hectares, correspond à celle de Białowieża ; elle est nécessaire à cause de la présence de la grande faune forestière européenne.
Si la durée peut atteindre 10 siècles, elle dépend de l’âge de la forêt de départ ; c’est la durée nécessaire à la réapparition des forêts dans des régions à hivers froids où les arbres ne poussent que cinq à six mois par an et personne ne peut diminuer ce délai, ni accélérer le processus. Le retour à la haute diversité biologique impose de recourir au temps long de la nature et de la forêt elle-même. Le rythme actuel de nos existences est souvent frénétique, et c’est avec profit que nous retrouverions, à l’occasion de ce projet forestier, le sens du temps long et de la transmission entre les générations humaines.
Que va-t-il se passer lorsque la surface requise sera choisie et délimitée ? On assistera d’abord à la mort naturelle des arbres pionniers, pins et bouleaux, dont le bois mort enrichira le sol et favorisera la diversité des champignons et des insectes. Ensuite, sans aucune plantation, on verra apparaître les post-pionniers, frênes, tilleuls et érables, qui construiront la forêt avant de vieillir et de disparaître à leur tour ; c’est alors qu’il conviendra d’introduire ceux des grands animaux qui n’ont pas réussi à arriver seuls, ours et bisons, qui profiteront des clairières et des premiers chablis. Enfin la place sera occupée par les chênes et les hêtres, et la forêt primaire retrouvée poursuivra sa croissance en hauteur et son enrichissement en plantes et en animaux.
Pendant cette longue période où la forêt évoluera librement et de façon naturelle, tout prélèvement végétal et tout braconnage doivent être interdits, et pourtant la forêt primaire européenne doit rester largement ouverte à la visite. Concilier ces deux impératifs divergents, sans qu’ils deviennent contradictoires, nécessite la collaboration de compétences diverses.
Notre Association comprend des biologistes, des écologues et des forestiers ; elle a aussi l’appui de partenaires financiers, juridiques, pédagogiques et médiatiques. Si la « forêt primaire » – concept encore presqu’inconnu en Europe – est légitimement présentée comme un sommet et un symbole en matière d’esthétique, de biodiversité et de respect de l’écologie, il est probable que nous éveillerons l’intérêt de nos contemporains et que nous gagnerons leur confiance ; si les ressources liées au tourisme augmentent avec le temps, comme cela s’est produit à Białowieża, les problèmes de gardiennage et de sécurité trouveront leur solution. L’objectif actuel est d’obtenir que notre projet ne soit plus seulement national et que, pour des raisons de stabilité et de sécurité, il devienne un grand projet européen, intégré comme tel sur la question spécifique du besoin de renaissance de grandes forêts primaires aux dispositifs (Forest Europe, European Forest Institute, Think Europe, etc.) et mesures existants ou en cours de construction par l’Europe (Green Deal) ; le gouvernement français marquerait son intérêt pour agir dans ce sens. »
Francis Hallé.
Photo principale : Francis Hallé photographié chez lui, à Montpellier, le 13 mars 2021. Crédits : Pierre Chatagnon.