Jean-Pierre Rogel est journaliste scientifique et auteur d’ouvrages sur l’environnement. Depuis le Canada où il vit, il nous décrit les caractéristiques des forêts primaires dans ce pays.
Français émigré au Canada, j’habite dans une forêt mixte de feuillus et de conifères, au bord d’un petit lac dans le sud du Québec. Cette forêt se régénère tranquillement après une coupe partielle effectuée il y a 60 ans.
Ce n’est donc pas une forêt primaire, mais j’ai une bonne idée de ce que cette forêt était il y a un ou deux siècles, à travers quelques arbres majestueux qui ont été épargnés sur mon terrain en pente, des pins blancs et des pruches de plus de 30 m de haut. Par ailleurs, il existe dans les alentours une zone continue de forêts qui n’ont jamais été exploitées. La réserve des Montagnes vertes, qui s’étend sur 80 km 2, est toute proche ; elle est privée mais accessible à tous les randonneurs.
Si je témoigne de ce coin de forêt canadienne – je n’ai pas parlé de ses habitants familiers, notamment des écureuils roux, de la moufette rayée qui loge sous la cabane à bois et du renard roux qui patrouille été comme hiver -, c’est que je suis convaincu qu’il faut défendre toutes les forêts primaires du monde parce qu’elles sont essentielles sur le plan écologique, culturel et patrimonial. Elles abritent une grande biodiversité, stockent d’énormes quantités de carbone et rendent de précieux services écosystémiques (eau, régulation du climat, des inondations, etc.). Elles ont une valeur pour l’avenir de la vie sur Terre et une valeur de mémoire pour tous les êtres vivants qui y passent.
De précieuses forêts primaires tempérées et nordiques
La FAO (Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture) définit les forêts primaires comme étant « des forêts naturellement régénérées d’essences indigènes où aucune trace d’activité humaine n’est clairement visible et où les processus écologiques ne sont pas sensiblement perturbés ». Selon le rapport sur l’État des forêts 2020 émis par cette agence, environ un tiers des forêts du monde sont des forêts primaires.
On a l’habitude de souligner que l’essentiel de la biodiversité mondiale se situe dans les forêts primaires tropicales. Ce n’est pas faux, mais du coup on en oublie l’importance des forêts primaires tempérées et nordiques. Leur biodiversité est différente. Elle est moindre en termes de nombre d’espèces, mais il y a aussi beaucoup d’espèces endémiques, c’est à dire que l’on ne trouve que dans ces forêts. Et surtout, elles sont magnifiquement adaptées aux conditions climatiques. Tout aussi fortes et résilientes, tout aussi précieuses. Voyez par exemple comment les lièvres d’Amérique, s’adaptent à une grande diversité d’habitats sur des millions de kilomètres carrés. Voyez comment les bouleaux s’accrochent partout, très au nord. Au niveau des écosystèmes, il y a beaucoup de robustesse et d’adaptations dynamiques.
Toujours selon le même rapport de la FAO, trois pays se partagent la majorité (61 %, pour être précis) de ce qui reste de forêts primaires sur la planète : la Russie, le Canada et le Brésil. Ce dernier possède encore de vastes forêts tropicales et subtropicales, alors que pour les deux autres pays, ce sont surtout des forêts boréales. Cette forêt est en fait drapée comme un foulard sur tout le nord de l’hémisphère. Au Canada, entre la toundra et les forêts de feuillus mélangés, elle occupe le tiers du territoire. Elle est parcourue d’une myriade de lacs et de rivières, de marais et de tourbières.
Le Canada possède par ailleurs un joyau peu connu sur la côte Pacifique, dans la province de Colombie-Britannique : des forêts primaires tempérées humides. De grands arbres, parmi les plus hauts au monde, des pruches de l’Ouest, des Douglas verts et des épinettes de Sitka culminant généralement à plus de 60 m, des mousses accrochées aux troncs, une débauche de vert sous un régime de précipitations abondantes.
Ces forêts pluvieuses (rainforests) couvrent une partie de l’île de Vancouver, mais ce territoire a été massivement exploité, malgré l’opposition des Amérindiens et des environnementalistes, et il n’existe plus que des lambeaux de forêt primaire.
Toutefois, une zone importante de forêt primaire pluvieuse persiste sur la côte Pacifique et dans les vallées intérieures de la province, sur une superficie de 64 000 km2, soit plus de deux fois la Belgique. Elle est malheureusement très convoitée par l’industrie forestière, qui gruge chaque année une portion de ce territoire difficile d’accès, habité seulement par quelques communautés autochtones. Les entreprises sont agressives, multipliant les chemins d’accès et remontant toujours plus haut vers le nord.
Une bataille est engagée pour protéger ce qui reste de la Great Bear Forest, jamais exploitée, le cœur de la zone intérieure de la forêt pluvieuse. Les autochtones sont au premier rang de la bataille.
La forêt boréale primaire est convoitée par l’industrie
Pour le reste, les forêts primaires au Canada sont situées principalement en zone boréale. On considère que le biome (macroécosytème) de la forêt boréale nord-américaine (qui couvre aussi une partie de l’Alaska) contient le quart des forêts intactes du monde. Un climat froid, à hivers longs et rigoureux. Les espèces d’arbres y sont bien adaptées : principalement des sapins, des bouleaux, des pins, des thuyas occidentaux et des épicéas (dont la remarquable épinette noire, Picea mariana, l’espèce dominante). Cette forêt est naturellement sujette aux incendies de forêts et aux épidémies d’insectes.
Propriété de l’État à 94 %, la forêt boréale canadienne est sous pression, d’autant plus que la politique officielle du gouvernement fédéral est « l’aménagement forestier durable », défini dans une présentation officielle du ministère des Ressources naturelles comme étant « une manière de gérer les forêts dans l’objectif d’équilibrer les avantages environnementaux, sociaux et économiques qu’elles offrent au fil du temps ». Derrière ces belles paroles se cache une invitation permanente à l’exploitation presque sans limites, le bois étant en demande sur les marchés intérieurs et surtout extérieurs. Il y a certes eu des progrès lors des 30 dernières années dans l’aménagement des forêts après coupe, mais le problème reste le même, l’État fédéral et les provinces ne voient pas la nécessité d’une politique de protection à grande échelle.
« Les parcs et les zones protégées, lit-on dans la même présentation officielle, permettent de maintenir les paysages, de protéger leur biodiversité et de faire de la recherche scientifique ». Maintenir les paysages ? Faire de la recherche ? C’est plutôt court. Pas un mot dans cette présentation sur le rôle des forêts face aux changements climatiques, pas un mot sur les bienfaits des forêts préservées. Rien sur les forêts primaires non plus, et l’on ne doit pas être surpris car la position du gouvernement est la suivante : étant donné que des autochtones ont toujours habité dans les forêts telles qu’on les connaît, on ne peut les qualifier de primaires. Les autorités fédérales et provinciales considèrent uniquement une catégorie dite d’anciennes ou de vieilles forêts (old growth forests). La définition varie selon les juridictions car on tient compte du type de forêt et du régime de feux et d’épidémies. En Colombie-Britannique, les forêts côtières sont considérées comme anciennes si elles contiennent des arbres de 250 ans, tandis que dans les zones intérieures, le critère est abaissé à 140 ans. Quoiqu’il en soit de cette bataille sémantique, si elles n’ont pas été exploitées, on peut les qualifier de forêts primaires selon la définition de la FAO.
Pour revenir à la forêt boréale, elle s’étend au Canada sur environ cinq millions de kilomètres carrés. Grosso modo, elle est entièrement exploitée dans sa partie méridionale sur une bande sinueuse d’à peu près 250 km de large et l’industrie tente de plus en plus de remonter vers le nord vers les forêts non-exploitées. Certaines provinces, comme le Québec, ont fixé une « limite des forêts attribuables », qui tient compte des contraintes écologiques, mais elles sont révisables.
Plus au nord, s’étend une autre bande de forêts d’une très faible densité d’occupation humaine, inaccessible aux compagnies forestières. Ces terres boisées font cependant l’objet de l’exploration et l’exploitation minière, ce qui est tout de même une intrusion significative sur le plan écologique.
Heureusement, il reste encore beaucoup de potentiel pour une protection forte et efficace. Depuis 2000, le Canada a ajouté 450 000 km2 en aires protégées dans sa zone boréale. Certaines sont de très grande taille, comme le parc Wood Buffalo dans les Territoires du Nord-Ouest, qui est plus grand que la Suisse. L’existence de ces immenses superficies de forêts quasi intactes est un atout précieux pour la planète.
Jean-Pierre Rogel
Février 2022
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L’auteur a récemment publié La planète du héron bleu : 30 ans pour sauver la biodiversité, aux Éditions La Presse, Montréal.
Pour aller plus loin, un article en anglais dont est extraite la carte ci-dessus : The State of Conservation in North America’s Boreal Forest : Issues and Opportunities