Une forêt primaire en Europe de l’Ouest
Petite histoire sur une « idée neuve » !
C’est la modeste histoire d’une petite graine issue de travaux scientifiques menés il y a plusieurs décennies et dont nous ne racontons ici bien évidemment que très partiellement le cours. Mais s’il nous a paru utile de la partager, c’est qu’au bout de cette petite histoire la graine a donné un fruit, en d’autres termes notre projet de renaissance d’une forêt primaire en Europe de l’Ouest. Et que ces lectures que nous ne pouvons que recommander restent par leur richesse de contenu et leur propos même d’une grande actualité.
1991. Jean-Michel Noel Walter, professeur à l’Université de Strasbourg, qui avait croisé dans les années 1970 la route de Francis Hallé, notamment au cours d’une mission commune en Guyane en 1976, écrit un article dans La Revue Forestière Française. Spécialiste des forêts anciennes européennes, il y attirait déjà l’attention sur le risque de disparition des forêts primaires d’Europe. « Eléments irremplaçables du patrimoine naturel européen, voire mondial, (…), les forêts naturelles qui, il y a quelques siècles à peine, couvraient une partie non négligeable du continent européen sont condamnées à disparaître si des dispositions ne sont pas prises dans le plus court délai (…) », ajoutait-il.
Il insistait aussi sur la nécessité de disposer de surfaces de plusieurs dizaines de milliers d’hectares pour assurer la succession floristique et la dynamique forestière.
« Plus un luxe »
« Une des motivations le plus souvent avancée pour la valorisation des forêts anciennes, écrivait-il, est leur potentiel de formation, d’éducation et de recherche. Elles constituent de véritables laboratoires naturels, permettant d’étudier les structures et les processus forestiers spontanés, sans intervention humaine directe. Elles offrent la possibilité d’évaluer l’impact de la culture sur la génétique des populations, le potentiel de croissance des arbres, la diversité biologique, avec une base scientifique qui est loin d’être parachevée.
Enfin l’aspect éthique, avec l’idée du maintien d’une certaine portion d’espace aussi naturel que possible, donc libéré des pressions socio-économiques, progresse (…) La création de réserves naturelles ne peut plus être considérée comme un luxe exorbitant de pays nantis, à mesure que s’effritent à l’échelle planétaire les bases écologiques de l’existence humaine. Que serait en effet une terre totalement cultivée, dégradée, voire stérilisée ? Il est vrai que le concept de réserve présente une part d’ambiguïté d’autant plus préoccupante que le contexte socio-économique et politique est particulièrement défavorable. Il n’en demeure pas moins un outil utile dans le meilleur des cas pour préserver ce qui peut l’être, dans la présente et la prochaine génération, ou pour limiter, voire retarder les destructions ».
Le professeur Walter soulignait avec force que « l’intrication étroite des processus de rajeunissement et de sénescence, la coexistence de la vie et de la mort, le recyclage complet des matières organiques et minérales, à travers les flux énergétiques, dans lesquels s’insèrent les organismes en réseaux alimentaires complexes, traduisent le plus haut niveau d’organisation que puisse atteindre un écosystème terrestre. »
Et il concluait alors : « gageons qu’il ne soit pas vain, en définitive, non seulement de préserver quelques reliques significatives du passé de la nature, amis aussi de développer ces modèles dans un aménagement de l’espace mieux intégré. »
Dans les échanges que nous avons eus avec lui et Francis Hallé après que l’existence de cet article nous eut été révélée par Emmanuel Torquebiau, chercheur au Cirad de Montpellier, Jean-Michel Noel Walter nous précisa : « dans cette décennie 70, j’ai eu l’occasion de connaître divers sites de forêts vierges en Europe centrale et orientale, où cette thématique est déjà bien ancienne et ancrée. J’emmenais aussi dans ces forêts mes étudiants d’écologie, parmi lesquels Annick Schnitzler en forêt de Bialowieza, en 1978, qui avait été pour nous une révélation ».
« Un rôle éducatif et culturel immense »
1996. Annick Schnitzler, professeur à l’Université de Lorraine, écrit dans la revue La Recherche (N° 90 septembre 1996) un article intitulé : « En Europe La Forêt Primaire ».
On pouvait y lire que « les surfaces de forêts primaires sont infimes en Europe : leur rôle de réservoir de biodiversité, leur intérêt scientifique et leur utilité pédagogique plaident pour un accroissement significatif de leurs superficies. »
Annick Schnitzler ajoutait que « dans une forêt non exploitée par l’homme forces de construction (jeunesse et maturité) et forces de décomposition se distribuent de façon équilibrée dans l’espace. Elles assurent la pérennité du système forestier. Une forêt primaire ne meurt donc pas, sauf dans les cas de modifications climatiques extrêmes (…) » et de préciser que » la forêt primaire manifeste une grande efficacité de fonctionnement non seulement pour sa perpétuation, mais également dans ses relations avec le sol et la vie animale. »
Elle est d’une grande richesse biologique (oiseaux cavernicoles, grands mammifères).
Propos qui n’ont rien perdu de leur actualité : « s’il ne reste aujourd’hui que des lambeaux de l’immense forêt primitive européenne, c’est outre le besoin constant de bois, parce que la puissance végétative de la forêt européenne, qui s’incarnait en génie, nymphe, sorcière, méchant loup, enchanteur, a été associée à des forces surnaturelles et d’approche dangereuse. Vaincre la forêt, la défricher, la soumettre, étaient considérés comme des actes de civilisation. La conscience collective maintient ce modèle culturel dominé par la peur de la nature. La peur de la forêt et l’ignorance de son fonctionnement transparaissent dans maintes affirmations écrites et orales des agents forestiers en France et en Europe qui édictent très souvent que la forêt non entretenue court à sa perte, que sans l’homme elle étouffe et cesse de se régénérer. On aurait cependant tort de négliger l’utilité des forêts primaires même dans une optique productiviste. Elles constituent en effet le principal réservoir de variabilité génétique naturelle des espèces ligneuses. C’est également dans les forêts primaires que peuvent apparaître et s’épanouir de nouveaux écotypes (…) »
Annick Schnitzler concluait son article en relevant que « si l’on veut intégrer toutes les échelles du fonctionnement des forêts, ces réserves doivent avoir une surface conséquente (idéalement des dizaines de milliers d’hectares).
Les forêts non exploitées pourraient jouer un rôle culturel et éducatif immense, ne serait-ce que pour contredire par des exemples concrets les sottises colportées sur les forêts primaires. »
2019. Francis Hallé, après plus de 60 ans d’observation des forêts tropicales dans le monde entier, face au constat de leur disparition accélérée et des menaces graves de destruction en Europe des derniers lambeaux de ses forêts primaires (Pologne, Roumanie) donne vie au projet de renaissance d’une forêt primaire en Europe de l’Ouest en créant avec son association les conditions concrètes d’une véritable mise en chantier. Autour de lui des naturalistes, des biologistes, spécialistes des forêts anciennes…dont Annick Schnitzler et Jean-Michel Noel Walter.
Photo ci-haut : Dendrocopos medius – Pic mar à l’entrée de sa loge, dans la forêt de Białowieża, Pologne. Les Pics sont très dépendants des vieux arbres morts qui leur fournissent les insectes xylophages dont ils se nourrissent. Symbole de sa richesse, la forêt de Białowieża compte dix espèces de pics, la totalité des espèces présentes en Europe. © Jessica Buczek