Durant la période estivale, le temps s’écoule différemment, permettant de se consacrer aux sujets de fond.
C’est l’occasion de lire un entretien au long cours avec la philosophe Joëlle Zask, maître de conférences à l’Université d’Aix-Marseille. Son intérêt pour la démocratie participative stimule, en particulier, la réflexion au cœur de notre projet : comment garantir à celui-ci des conditions d’existence réellement démocratiques ?
Photo de portrait : Joëlle Zask © Gilles Gerbaud
Dans votre dernier ouvrage, Écologie et démocratie, vous défendez l’idée qu’elles vont de pair. Pouvez-vous nous expliquer le chemin de pensée qui vous a amenée à cette conclusion ?
Entendons-nous bien : la démocratie est assez abîmée ; je fais allusion à ses intuitions fondatrices. Je suis partie de l’idée d’autogouvernement. Un aspect négligé de la vie politique qui consiste pour le citoyen à se gouverner sans un maître, prendre des initiatives, participer activement à la vie publique, à l’identification et à la résolution des problèmes et des intérêts communs, à concourir réellement aux décisions. Je suis très choquée d’entendre toutes sortes d’arguments ineptes : des écolos qui pensent que les masses sont incultes, des prétendument démocrates convaincus que l’écologie nous impose des contraintes insupportables…
Nous faisons tous, en nous-même, l’expérience de l’altérité : les composantes qui constituent chaque être humain ne s’assemblent pas si harmonieusement que cela. L’épreuve du tiraillement intérieur est un bon point de départ pour penser la gouvernance à l’échelle d’une société, la prise en compte de sa diversité. Un enfant à qui on donne la possibilité de faire des expériences par lui-même grandit avec une meilleure capacité d’autonomie. La relation entre la constitution de la personnalité et la transformation de l’environnement est fondamentale. À l’échelle globale, l’expérience est au point d’équilibre entre l’action transformatrice et un environnement susceptible d’être le réceptacle ou l’acteur d’expériences futures. Écologie et démocratie vont de pair, si par démocratie on entend tous les dispositifs qui encouragent l’expérience personnelle, car
le citoyen au sens fort participe activement à la création de ses propres conditions d’existence. Il transforme le monde en le préservant.
Si on le détruit, c’est fichu !
Plus on tarde à agir face à l’urgence environnementale, plus le risque du recours à des mesures autoritaires grandit. Qu’en pensez-vous ?
Je pense que la lenteur vient plutôt de nos gouvernants que des citoyens, qui souhaiteraient accélérer les changements nécessaires. Plus il y aura d’urgence, moins il y a aura de mesures écologiques. Le discours d’urgence est mauvais ; il induit des mesures immédiates, suivies d’effets qui peuvent s’avérer contre-productifs.
Il faut privilégier la concertation de la plus grande diversité de points de vue, admettre que l’on n’a pas la solution, émettre les solutions sous forme d’hypothèses.
L’autoritarisme a toujours produit des mesures inverses à l’écologie. Je viens de rencontrer les membres d’une association d’aide à l’entreprise, qui accompagne uniquement des initiatives durables. Eh bien ils sont en permanence handicapés par des mesures autoritaires venues de l’Europe, qui visent pourtant des objectifs écologiques. Mais la complexité des règlements est telle que la transformation voulue n’a pas lieu. Je vois la même tendance à l’œuvre dans l’extermination d’espèces animales dites nuisibles, la coupe d’arbres prétendument malades. Ce sont des procédés sur fond d’ignorance crasse, dont les conséquences sont pires que les maux qu’ils voulaient enrayer.
Vous défendez l’espoir de voir un système participatif se mettre en place aux côtés du système représentatif qui prédomine dans nos sociétés. Qu’est-ce que cela apporterait à la démocratie, selon vous, et à l’écologie ?
Le système participatif est beaucoup plus inclusif. Il permet aux individus d’exister en tant que tels, et non en tant que masse, foule, tribu, clan… L’individualisme me tient à cœur, pas au sens substantialiste, mais processuel. La démocratie consiste à favoriser ce parcours d’individuation, à mettre des éléments au service de la construction de chacun. Toutes sortes de mécanismes fragilisent les individus, dont le dérèglement de notre climat, de nos équilibres environnementaux, qui peut aussi les détruire. Or, comme la démocratie, l’écologie est aussi une fabrique d’individualité. La nature a horreur du semblable, il n’y a pas deux êtres identiques. Je reviens d’Israël, où l’on voit énormément de mainates. Eh bien chaque individu a vraiment son caractère ! Même les mouches drosophiles ont une personnalité, une manière singulière de se comporter. Aucun animal, même microscopique, n’est interchangeable avec un autre.
Faire de la démocratie une alliée de l’écologie, c’est aussi aller contre la machinerie de la massification.
Le marché, la consommation, le capitalisme faussent vraiment la route. Aujourd’hui, toutes sortes de dispositifs visent l’uniformisation et sont totalement anti-démocratiques. Un peuple n’est pas une masse. Je pense que les personnes qui le ramènent à cela sont de mauvaise foi. La démocratie représentative, si elle n’est pas accompagnée d’inclusion, de soin porté à l’individualité, conduit au spectacle de la politique. Lors des élections, les candidats s’érigent en interprètes de l’opinion, et sont en représentation ; ils se montrent à celle-ci pour en acquérir les faveurs. Avec des stratagèmes relevant de ce qu’Habermas appelait la « publicité de manipulation », qu’il différencie d’une publicité « d’information ». Or l’opinion n’est pas si aveugle que cela : ça ne marche pas !
Que vous évoque, dans ces perspectives, le projet de Francis Hallé de renaissance d’une forêt primaire en Europe de l’Ouest ?
Toute expérience est bonne. Qu’est-ce que celle-ci pourra nous apprendre ? Pourra-t-elle être dupliquée ? Je n’imagine pas qu’elle puisse constituer un paradigme, car sanctuariser la nature n’est pas une solution généralisable. Au moment où tant de forêts brûlent, nous pourrions plutôt envisager un entretien, un « jardinage » comme le pratiquent les aborigènes d’Australie, qui veillent à la biodiversité. La libre évolution a existé pendant quatre milliards d’années, et se poursuivra pendant autant de temps après l’éventuelle disparition de l’humanité. La nature se débrouillera très bien sans nous ; en revanche, ce sont les conditions de vie humaine qui sont menacées et qu’il est souhaitable que nous protégions ! Apprendre à coexister avec les autres espèces est un moyen parmi d’autres.
En 2019, vous publiiez Quand la forêt brûle, invitant à Penser la nouvelle catastrophe écologique. Avez-vous, depuis, perçu des changements dans ce domaine ?
Oui ! D’ailleurs, ce livre va reparaître au format poche en août. De fait, alors qu’il n’était guère question des mégafeux, en 2019 quand l’ouvrage est paru, aujourd’hui c’est un phénomène qui est pris en considération. D’abord parce qu’il y en a de plus en plus, ensuite parce qu’ils touchent des régions extrêmement diversifiées, et sévissent durant des saisons auxquelles on n’avait pas l’habitude de voir des feux de forêt. Ensuite parce que leurs effets sont très lourds. Ils contribuent grandement au changement climatique. Ils produisent énormément de gaz à effet de serre et, parfois à égalité avec les émissions de l’industrie humaine, de particules fines. Les cendres se déposent sur la banquise, la font fondre. Des feux qui se répandent dans des mines abandonnées créent une pollution infernale. Les pouvoirs publics ne réagissent jamais à la hauteur de ce que les gens identifient comme un problème, mais ces derniers en subissent les effets. Il semblerait que très peu de forêts françaises soient épargnées. Les Vosges et le Jura brûlent comme jamais ils n’ont brûlé et sont aujourd’hui fortement menacés. Les paysages se transforment, les habitants sont malheureux. La forêt méditerranéenne, d’une certaine façon, est mieux protégée parce qu’on y a l’habitude des feux. On a appris à les prévenir, elle (ou ce qu’il en reste) est peut-être moins ravagée que dans le Nord.
Durant la précédente décennie, les feux excessifs n’avaient pas été pris en compte par les écologues et les scientifiques du Giec ; aujourd’hui cela fait partie des risques identifiés quant au bouleversement climatique. Partout des programmes de prévention se mettent en place, donc oui, il y a une évolution. Cependant encore maintenant, quand j’en parle, j’entends des gens me dire : « mais les feux sont bons pour la forêt ». L’idée qu’il faut lutter contre eux plutôt que les prévenir est encore présente. Alors qu’un mégafeu, par définition, est un feu que l’on n’arrive pas à éteindre, quelle que soit la technologie utilisée ; la prévention est absolument déterminante. Il y a encore du chemin à faire…
Vous êtes spécialiste de John Dewey et de philosophie sociale, qui consiste à travailler sur la société telle qu’elle pourrait être. John Dewey était un pragmatiste. Il est mort en 1952. A votre avis, qu’aurait-il pu dire de la situation actuelle, 70 ans après ?
Alors là, je ne peux absolument pas le savoir ! Il n’a pas du tout envisagé la question écologique, même s’il était environnementaliste, darwinien. Il s’intéressait aux écosystèmes humains. C’est un peu sacraliser les philosophes de les convoquer pour des problèmes qu’ils n’ont pas vraiment rencontrés. Justement, l’intérêt de Dewey c’est d’avoir articulé sa pensée et sa méthode, au contact des réalités de son temps. La philosophie est en quelque sorte enclavée dans l’identification des problèmes présents. Ça, c’est intéressant d’un point de vue éthique et méthodologique, et c’est transposable aujourd’hui. On peut penser pragmatiquement l’écologie, on y est même fortement invités, mais on ne peut pas deviner ce qu’en aurait dit Dewey.
Propos recueillis par Gaëlle Cloarec
Le 14 juin 2022
Photo de couverture : formation de champignons poussant dans la forêt de la Sainte-Baume, France © Bernard Boisson