70 000 hectares d’un seul tenant, 700 ou 800 ans pour atteindre le but, un espace en libre évolution, voilà bien un « vaste programme » dont le sec énoncé pourrait vous mener aussitôt au plus solide des scepticismes, souligné de ce joli sourire qui dit l’indulgence du commentateur. Et pourtant… L’immense intérêt suscité par cette idée de Francis Hallé dès les premiers mois de son lancement prouve qu’elle a répondu d’emblée dans un large public à une attente, à des aspirations de natures à la fois convergentes et très diverses. Comment ne pas y saisir l’expression directe de la multiplicité des enjeux qui sont en effet ceux d’un tel projet : la renaissance d’une forêt primaire en Europe de l’Ouest. Bien sûr il faut y voir tout d’abord l’adhésion à l’intention précise, fondamentale, de son auteur : agir contre la dramatique disparition des forêts primaires dans le monde entier. Enjeux de préservation, de renaissance même, de ces lieux qui ont le maximum de diversité biologique et de stockage de carbone, de préservation des ressources hydriques, de régulation climatique, et de beauté forestière, tous déjà largement développés dans ce site.
Sources de citoyenneté
Dans leur prolongement, nous voudrions parcourir ensemble, brièvement, comme en feuilletant les pages d’un dictionnaire aux entrées multiples, quelques facettes moins regardées d’un projet marqué selon Francis Hallé par « l’esthétique et la poésie des bonnes utopies ». La renaissance d’une telle forêt par le processus délibérément choisi de la libre évolution – laisser sur de grandes surfaces la nature renaître, laisser la nature « travailler » en quelque sorte – interroge notre vision de ce qu’est le vivant, notre rapport à lui, notre place en son sein, la qualité de la relation que nous voulons établir avec lui ; à penser aujourd’hui ce rapport autrement qu’à l’intérieur du champ de la simple domination (exemple : une forêt n’est pleinement elle-même, belle, bonne, que si elle est « bien gérée » bref que si l’homme s’en occupe !). A penser donc notre relation au monde dit sauvage autrement ; sous les termes d’un partage apaisé, chacun comme composante de l’ensemble. « Un appel à retrouver une place plus ajustée sur laTerre », comme le dit Baptiste Morizot (1). L’équilibre dans la nature, s’il existe d’ailleurs, n’est pas d’abord celui que l’homme impose. Une révolution copernicienne pour chacun d’entre nous.
En Europe de l’Ouest, nous avons totalement perdu la mémoire de ce qu’est en profondeur, en beauté, en foisonnement de vie, cette forêt primaire. Nous l’avions encore il y a quelques siècles ; elle a été progressivement défrichée car elle était vécue comme une ressource essentielle pour la vie quotidienne et l’activité des populations. Nous n’avons plus, au mieux, dans nos représentations que celle très appauvrie donnée par une belle forêt secondaire. Pas un connaisseur des forêts primaires qui ne souligne combien la différence est énorme. Cet aphorisme souvent cité par Francis Hallé dit tout : « une forêt primaire est à une forêt secondaire ce qu’un grand champagne millésimé, servi frappé dans une haute coupe de cristal, est à un coca-cola tiède servi dans un gobelet en plastique ! ». Ce projet sur ce si long terme est la constitution d’un patrimoine utile, positif, dont nous laisserons la responsabilité aux générations futures, un message de solidarité à travers les siècles alors même que le sentiment général dans la crise climatique, écologique, que nous vivons est de laisser à nos successeurs une planète largement dégradée et des conditions de vie plus difficiles. Rapport à la nature, mémoire de notre environnement et donc histoire, transmission, beauté, poésie, ces quelques entrées de notre dictionnaire de la renaissance d’une forêt primaire nous concernent au plus profond en tant que personnes et comme personnes vivant en sociétés. Elles mettent à la question bien des schémas de pensée trop souvent perçus par nous spontanément comme évidents et qu’on découvre très construits par nos cultures. Stimulant, non ?
Dans la vie de la cité
A lire d’autres pages encore, voici venir, plus que nos personnes, notre vie commune dans la cité. Feuilletons. Un projet dont le résultat escompté s’obtient sur 7 à 8 siècles casse les règles du court-termisme actuel, celles de la recherche du rendement immédiat, de la tyrannie de la vitesse, de la satisfaction assouvie dans l’instant. Il suppose, au contraire du présentisme dominant, la pensée longue, la vision raisonnée d’un déploiement dans la grande durée, la patience intergénérationnelle. Pour organiser ce grand espace et en préserver l’intégrité dans la durée il faut concevoir des outils juridiques, sociaux, financiers ou d’aménagements fonciers et territoriaux nouveaux. La complexité de la forêt, ensemble très articulé et solidaire de flore et de faune, appelle de notre part une approche globale, transversale, systémique. Pensée complexe, imagination, temps long, en bref d’autres critères que la pensée unique du simple retour financier sur investissement quand il s’agit de faire au contraire foisonner le vivant, c’est-à-dire l’intérêt le plus général.
A visée européenne, notre projet appelle la coopération entre Etats, entre institutions, entre spécialistes, entre collectivités, entre acteurs. Il y aura inévitablement des réalités diverses, des contextes différents à « coudre » ensemble au service d’un projet exigeant. Il y faudra du dialogue, de la construction partagée, la mise en œuvre collective d’une volonté. Passionnant, non ? La forêt primaire en renaissance ne sera pas un lieu excluant les humains. Ce sera un lieu de recherche, de découverte accompagnée, de construction et de transmission de nouveaux savoirs, une sorte d’université vivante de la forêt. Les sciences naturelles, aujourd’hui si mal traitées, s’y enrichiront ; on y parlera aux adultes et peut être surtout aux enfants. Il y a bien là un projet porteur tout à la fois de mieux vivre, de science, de culture et de paix. Les voies nouvelles d’un futur plus désirable. Et l’on pourrait ouvrir encore bien d’autres entrées (médecine, tourisme d’avenir, arts, gastronomie, bien-être, etc.).
Ce parcours, comme un inventaire de poète, est l’évocation de notre ambition pour ce site ; laisser apparaître progressivement un lieu d’où l’on pourra partir à la découverte de la forêt elle-même, des multiples dimensions du projet, des travaux de celles et ceux qui en sont les spécialistes, des débats qui les animent. Mais c’est aussi le parcours des mille et une bonnes manières pour chacune et chacun d’apporter sa pierre à l’édifice, une cathédrale des siècles commençant par 20 : naturalistes chevronnés, scientifiques, simples citoyens, élus, étudiants, individus ou collectivités, institutions, associations… Il y a urgence. Venez nous aider à donner vie à cette nécessaire et joyeuse utopie concrète où, pour une fois, des arbres pourraient (un peu) descendre de l’homme et se féliciter de sa présence.
Eric Fabre, Secrétaire général de l’association Francis Hallé pour la forêt primaire.
(1) : préface à l’ouvrage de Gilbert Cochet et Béatrice Krémer-Cochet « L’Europe ré-ensauvagée », éditions Actes Sud-2020.
Photo principale : Vue aérienne de la Łutownia et de la forêt de Białowieża. © Arnaud Hiltzer