Dans l’épisode « d’où vient le bois ? » de notre chronique « Mémoire des forêts », nous avons croisé le furetage, pratiqué par les charpentiers d’avant la guerre de Cent Ans, qui partaient choisir des arbres en forêt avec un usage bien précis en tête, puis équarrissaient le bois à la hache, pour l’installer encore vert dans des constructions. Des traces de leur travail se trouvent encore dans des charpentes anciennes, étudiées par les archéologues. Aujourd’hui, c’est dans le présent que nous vous proposons de retrouver cette mémoire ancienne mais bien vivante, guidé par Joseph Brihiez, jeune chercheur en ethnoécologie. Pas de nostalgie dans la démarche, au contraire : on y verra que les questions posées par les différents regards portés sur les arbres et les diverses utilisations du bois, ainsi que leur lien avec nos choix de société, sont au cœur du débat de notre époque. À côté de la vision industrielle de l’exploitation forestière, ces pratiques de proximité, comme la libre-évolution, méritent qu’on leur fasse une place
Felice Olivesi
Introduction
D’où vient le bois ? C’est une question de taille. Elle va de pair dans certains cas avec : où vont les arbres ? et en toile de fond : où vont les forêts ? J’ai appris à me poser ces questions lors de mes apprentissages ethnographiques et du temps passé avec certains charpentiers qui valorisent l’équarrissage à la hache (technique de première transformation qui consiste à mettre au carré, à la hache, un tronc d’arbre ébranché dit grume) et se fournissent pour ce faire dans les forêts proches de leurs ateliers. Ce savoir-faire semble aujourd’hui trouver sa pleine efficacité dans une proximité, une articulation au milieu forestier, dans la mesure où il faut un bois suffisamment frais et humide pour équarrir agréablement et trancher aisément la fibre du bois. Lorsque le bois est ainsi, les charpentiers me parlent d’un bois vert. Ce texte expose brièvement quelques éléments de mes recherches et analyses à propos de ce que l’on pourrait justement appeler des charpentes de bois vert (Brihiez, 2021). Faire ces charpentes implique une variété de stratégies endémiques que mettent en place ces artisans pour arranger ou maintenir un contact subtil aux bois et ainsi lier leur activité aux arbres et aux humains qui participent quotidiennement au devenir des forêts.
Suivre les bois, se détourner de leur plastification
Durant mon apprentissage de CAP, certains charpentiers me racontaient les transformations radicales de leur métier sur ces 40 dernières années. Pour ce faire ils se référaient tout particulièrement aux évolutions du matériau bois devenu « de plus en plus plastique ». Les dérivés du bois, comme ils sont appelés, permettent aujourd’hui des exploits en termes mécaniques ou de productivité et répondent en ce sens à des besoins nouveaux et croissants dans le domaine de la construction. Pour autant, ces dérivés homogènes, normés, standardisés, se rapprochent davantage du béton ou du métal que du bois tel que l’envisagent les charpentiers avec lesquels je travaille. Ce sont des bois que ces derniers disent « plastiques et inertes ». Bon nombre des charpentiers qui se réapproprient et valorisent des savoir-faire anciens comme l’équarrissage à la hache le font justement pour éviter de dépendre de ces dérivés du bois et d’une certaine dérive industrielle. Cette dernière favoriserait l’automatisation des processus transformatifs et de vastes fantaisies architecturales mais ne stimulerait pas le travail artisanal. Au contraire elle serait même une cause de perte de savoir-faire et d’une régression de l’implication de l’artisan dans le processus de transformation. Les charpentiers ne renoncent ni ne rejettent systématiquement les bois de résineux sciés ou les panneaux d’OSB [panneau de lamelles minces, longues et orientées ou OSB, pour oriented strand board, l’appellation anglophone, ndlr] . Cependant toute leur attention va vers des bois « plus vivants » qui donnent du fil à retordre et stimulent leurs savoir-faire.
Ces savoir-faire anciens sont valorisés pour leur efficacité et la possibilité de mieux sentir et suivre le fil des bois. Un travail manuel comme l’équarrissage à la hache ou une technique de traçage comme le piquage sont donc à considérer comme des méthodes de transformation respectueuses de la matière en tant qu’elles lui accordent une part de détermination dans l’accomplissement de la tâche. Un tel rapport à la matière ne repose pas seulement sur l’artisan attentif, c’est aussi, dans le cas de l’équarrissage, l’état vert du bois qui permet et participe donc à la transformation manuelle. Ce faisant, le bois vert fonde un autre travail du bois, plus proche des arbres. C’est ce qui m’intéresse tout particulièrement. Dans cette perspective artisanale de la charpente, le travail avec du bois vert réussit, non pas par son adéquation à des normes constructives actuelles, mais dans une correspondance entre l’expérience de l’artisan et des arbres issus des forêts de proximités.
Élargir la qualité bois d’œuvre
Les bois sont aujourd’hui classés selon des qualités et des usages. D’après la hiérarchie actuelle des usages on distingue le bois d’œuvre, le bois d’industrie et le bois énergie (DRAAF Grand-Est, 2020). Au sein des bois d’œuvre, usage privilégié, se trouvent des qualités diverses que ce soit pour l’ameublement ou la construction. J’entends souvent les expressions « qualité menuiserie », « qualité ébénisterie », « qualité parquet » ou « qualité charpente » qui désignent aussi bien des bois que des arbres. Ces diverses qualités sont estimées selon des critères visuels (quantité et diamètre des nœuds, rectitude de la fibre etc.). Dès mes premières sorties en forêt avec le charpentier Rémy D. et des forestiers, puis lors d’autres sorties avec d’autres charpentiers, le constat était flagrant : les arbres que les charpentiers-équarrisseurs reconnaissaient en tant que bois d’œuvre étaient ceux que les forestiers reconnaissaient en tant que bois énergie, c’est-à-dire valorisés en bûches, granulés ou plaquettes forestières. Les techniques de transformation utilisées par ces charpentiers permettent ainsi de considérer de façon plus étendue la catégorie de bois d’œuvre.
Aux pieds des arbres se tissent les liens avec les forestiers
Prendre ce qui est à proximité ne représente pas un moindre effort. Dans le présent, il n’est pas si évident d’aller prendre les arbres dont on a besoin. En un sens, c’est certainement une bonne chose. Les forêts de France métropolitaine ne sont pas la res nullius et sont depuis la Révolution française : domaniales, privées ou communales, chaque forme de propriété ayant ses spécificités. En forêt domaniale, c’est l’Office National des Forêts (ONF) qui depuis sa création en 1964-1966, assure la gestion, surveille les activités et usages selon un Code forestier (réorganisé en 2012 et régulièrement complété et actualisé). L’ONF peut également intervenir dans la gestion des forêts communales. En forêt privée, les parcelles supérieures à 4ha sont soumises à un plan simple de gestion en accord avec le schéma régional de gestion sylvicole établi par les Centres régionaux de la Propriété Forestière (CRPF) unis au sein du Centre National de la Propriété Forestière (CNPF). Les CRPF sont initialement créés en 1963 pour orienter et organiser la gestion des espaces forestiers privés dans une optique productiviste (Chalvet, 2011). Les forêts privées restent des espaces pour le moins ambivalents (du fait, peut-être, de l’ambivalence même de la notion de propriété privée). Elles peuvent prendre des formes extrêmement différentes entre libre évolution et libre marché. C’est en tous cas principalement dans des forêts privées que se fournissent les charpentiers que j’ai rencontrés. L’achat des arbres y serait, d’après eux, plus simple, plus direct et souple. En forêts publiques, les ventes se font par des appels d’offres et enchères publiques et concerne souvent de trop gros lots d’arbres. Le site de l’ONF évoque la vente « simple de gré à gré ». Il arrive bien évidemment que des artisans travaillent avec certains forestiers de l’ONF. Ce qui prime finalement, au-delà du caractère public ou privé, c’est la compréhension réciproque du travail et des besoins de chacun, charpentier et forestier.
Le dialogue avec les forestiers est une chose très intéressante à bien des égards. Il permet notamment aux charpentiers d’en savoir davantage sur les arbres (par exemple l’épaisseur moyenne de l’aubier sur une parcelle) et les conditions de leur croissance. Ils accèdent ainsi à une part de la mémoire d’une parcelle forestière. Cette connaissance élargie contribue au choix judicieux des arbres et à la transformation ultérieure des bois. En retour, les charpentiers peuvent aussi dire précisément aux forestiers où vont les arbres et ce à quoi ils serviront. En effet, si aujourd’hui une traçabilité numérique des bois est possible, la trace sensible est perdue et les forestiers reconnaissent bien souvent leur ignorance quant à la destination des arbres coupés. Il n’est donc pas étonnant qu’en voyant les charpentes réalisées par les artisans à l’aide des arbres issus des parcelles dont ils ont la charge, forestiers et propriétaires expriment un sentiment de fierté et de satisfaction. Ces liens que retissent les charpentiers de bois vert avec le monde forestier contribuent pour ainsi dire à transformer les arbres sans les faire disparaître.
Ce que donnent les forêts
Je repense à certaines observations et nombreuses discussions avec les charpentiers Rémy et Paul et il me semble important, avant de finir, d’affiner encore un peu le propos. Ceux-ci me disent, à plusieurs reprises, faire avec ce que donnent les forêts. Ils expriment par-là, non pas un productivisme plus vert, on l’aura compris, mais toujours la volonté, voire la nécessité, de faire avec les arbres présents à proximité. Plus encore, les savoir-faire valorisés leur permettent de faire avec des arbres tordus qui poussent au sein de divers espaces forestiers indépendamment ou malgré l’action directe positive (Haudricourt, 1962) des gestionnaires. Les forestiers produisent et donnent les arbres standardisés répondant à divers usages et besoins sociétaux, mais, même géré, l’écosystème forestier conserve un pouvoir transformant avec lequel s’accordent ces artisans dans leurs gestes et leurs projets. Si les chênes aux fûts bien droits, élancés et larges sont le fruit du façonnage en futaie de générations de forestiers, certains arbres ne sont pas reconnus comme relevant directement de leur travail et ce sont plutôt des forêts qui les donnent. Dans ces cas, les forestiers restent toutefois déterminants pour rendre accessibles ces arbres en facilitant leur vente ou en aidant à s’orienter en forêt pour les trouver.
Dans mes enquêtes, l’attention des charpentiers de bois vert ne porte finalement pas sur un type de gestion plus qu’un autre. Il s’agit simplement pour ces artisans d’avoir accès à des arbres, en commun accord avec des forestiers qui assurent la continuité forestière. Ces arbres tous différents et uniques sont transformés à l’aide de haches et de machines : scies, tronçonneuse et autre électroportatif. L’étude dans le présent de cette logique constructive avec des techniques manuelles de bois vert ne révèle pas une forme de gestion particulière qui répondrait mieux et plus directement aux besoins de ces charpentiers de bois vert qui composent avec la diversité des forêts et des arbres pour réaliser leurs différents projets. Pour un chantier, ils travailleront par exemple avec quelques arbres d’un taillis sous futaie, pour un autre chantier depuis une futaie cathédrale de chênes, puis avec les arbres d’une haie ou d’un marais.
Conclusion : vers des arrangements singuliers entre humain et végétal
Pour les charpentiers valorisant des techniques manuelles du bois vert, se fournir dans les forêts proches est une nécessité afin de connaître plus sensiblement et plus subtilement leurs bois depuis l’arbre sur pied. Ils peuvent ainsi les transformer à la main dans les meilleures conditions même s’ils sont hors-normes. Cette transformation ne passe pas par des prouesses technologiques et ne se fonde pas exclusivement sur un type de gestion forestière mais passe par un accord entre des savoir-faire, une fraîcheur de la matière et une attention aux arbres. On assiste alors à des arrangements singuliers entre des humains et des végétaux ligneux, engagés ensemble dans de libres coévolutions, facilitées au sein de certains espaces privés accessibles à ces usages.
Joseph BRIHIEZ
16 Janvier 2023
L’auteur : Joseph BRIHIEZ, chercheur apprenant chemin faisant. Suite à un CAP de charpentier et un master d’ethnoécologie au MNHN, ses travaux portent sur la transformation artisanale du bois vert en charpente et les relations de proximité qui s’établissent ainsi entre artisans, arbres et forestiers.
Bibliographie
Brihiez, J. (2021). Une forêt pour charpente : Enquête avec le bois vert pour étudier les liens entre des charpentiers et des forêts, Mémoire de master 2 Anthropologie sociale et ethnologie, Paris, dir. S. Roturier et L. Mariani, 131 p. (https://dumas.ccsd.cnrs.fr/dumas-03644123)
Chalvet, M. (2011). Une histoire de la forêt. Paris, Éditions du Seuil, Points Histoire, 432 p.
Haudricourt, A-G. (1962). Domestication des animaux, culture des plantes et traitement d’autrui. L’Homme, Vol. 2, n°1, pp. 40-50.
Site consulté :
DRAAF Grand-Est. (2020). Consulté le 27 novembre 2022 (https://draaf.grand-est.agriculture.gouv.fr/bois-d-oeuvre-a72.html)