Valérie Chansigaud* soutient le projet de forêt primaire en Europe de l’Ouest porté par le botaniste Francis Hallé. Pour l’historienne des sciences et de l’environnement, chercheuse associée au laboratoire Sphère du CNRS et de l’Université Paris VII, le concept de forêt primaire pose la question d’une approche biologique, écologique et historique de forêts qui ont constamment changé sous l’action humaine depuis la préhistoire.
– Le botaniste Francis Hallé souhaite faire renaître une grande forêt primaire en Europe de l’Ouest. Que pensez-vous de ce projet ?
« L’idée d’une forêt primaire au sens écologue du concept, telle que la défend Francis Hallé, est une idée absolument géniale. Que c’est agréable d’entendre quelqu’un parler des arbres d’une façon intelligente. Qui, mieux que lui, pouvait porter un tel projet ! Il est grand temps de prendre conscience du rôle vital des forêts dans nos écosystèmes. Ici on ne parle pas d’embrasser des arbres le week-end…
– L’historien Alain Corbin s’intéresse à l’ignorance au fil du temps, notamment en matière de connaissance de la nature. Alors qu’on n’a jamais disposé d’autant d’informations sur les phénomènes naturels, l’ignorance semble parfois totale…
J’ai écrit un livre « La nature à l’épreuve de l’homme » dans lequel je me suis intéressée à la circulation des pathogènes favorisée par les activités humaines. J’avais pris l’exemple des ravageurs et des pathogènes qui affectent les arbres depuis un siècle et j’avais avancé que les connaissances ne servent à rien. On a connu depuis 1 siècle beaucoup de crises environnementales et sanitaires graves et le savoir accumulé lors de chaque crise ne sert strictement à rien pour empêcher la crise d’après. Il y a une incapacité non pas à connaître ce que l’on fait, mais à en faire quelque chose qui permette d’avoir des sociétés plus résistantes et adaptatives. C’est absolument fascinant. L’analyse de ces comportements relève sans doute plus de la psychiatrie que de la philosophie. Ces comportements autodestructeurs qui se répètent, en psychiatrie on les appelle réitérations. C’est exactement ce qu’on observe.
La crise actuelle aurait pu être évitée si on avait été un peu vigilants et attentifs aux connaissances dont on disposait largement. Il ne s’agit donc pas d’ignorance, c’est pire : c’est de l’indifférence aux connaissances établies.
– On observe pourtant un intérêt croissant du grand public pour la protection de la nature – devenue l’une des préoccupation majeure des Français – en atteste l’engouement autour du projet de forêt primaire défendu par Francis Hallé.
Il est vrai que les français sont massivement pour la protection de la nature, mais tant que cela reste relativement théorique et lointain. Dès qu’on les interroge sur les moyens à mettre en œuvre, on n’a plus du tout le même son de cloche.
Quant à une forêt primaire en Europe, reste à savoir quelle place nous pourrons lui accorder compte tenu des questions sous-jacentes de droit de propriété du sol et des usages qui peuvent en être fait, étant précisé qu’une forêt n’est primaire que si elle n’est quasiment jamais fréquentée par l’espèce humaine.
Nous devons, me semble-t-il, toujours faire preuve de prudence dans la protection de certains espaces. Car les sanctuaires naturels ne fonctionneront qu’à la condition que le reste soit également protégé. En effet, tout projet de protection – aussi bon soit-il – ne servira à rien si le reste du territoire part dans une direction folle, dans une logique de profit.
La question que posent ces réserves, c’est donc « qu’est-ce qu’on fait avec le reste des territoires ? ». C’est peut-être même plus intéressant encore. Car le reste surdétermine l’évolution de ce type de projet. On le voit bien, si le dérèglement climatique part dans une direction qui échappe à tout contrôle – ce qui est malheureusement tout à fait envisageable compte tenu du nombre de démocraties qui dérivent vers des systèmes autoritaires – la plus belle des forêts primaires n’aura servi à rien.
J’apporte donc tout mon soutien au projet de forêt primaire au cœur de l’Europe de l’Ouest porté par Francis Hallé, dans le cadre d’un projet politique global ! »
Interview réalisée par Ghislain Journé, novembre 2020
*auteur notamment de l’ouvrage Les Français et la nature, Actes Sud, 2017
Photo principale : David Clode / Mount whitfield environmental park cairns, whitfield, australia.