Le botaniste, spécialiste des forêts primaires tropicales, est l’auteur d’un manifeste « Pour une forêt primaire en Europe de l’Ouest » publié chez Actes Sud. Au terme d’un été marqué plus que jamais par l’urgence climatique, il nous parle d’un projet qui pourrait préfigurer la fin d’une époque où la logique gestionnaire présidait notre rapport à la forêt.
– Pourquoi ce manifeste ? Quel message voulez-vous faire passer ?
« Au départ de notre expérience – faire renaître une grande forêt primaire en Europe de l’Ouest – c’est bien de mettre l’objectif noir sur blanc. On pourra se référer à ce texte dans l’avenir, même s’il aura sans doute besoin d’être enrichi, modifié, adapté aux circonstances puisqu’on s’inscrit dans un projet de très long terme. Avec ce Manifeste, l’objectif est avant tout de laisser une trace, de marquer le point de départ. Je suis content qu’il sorte avant que l’expérience soit géographiquement située.
– Vous parlez d’un projet sur plusieurs siècles. C’est un peu vertigineux ! Verra-t-on des résultats dès les premières années ?
On aura des observations à faire dès le début, oui. La première surprise, c’est que ça va aller très vite ! On ne s’attend pas à ça de la part d’une forêt, mais l’arrivée spontanée des arbres se fait à une allure plus rapide que ce que la plupart des gens imaginent. En fait, nous sommes soumis à une pluie de graines en permanence. Alors si on les laisse faire, ça va aller assez vite.
Il faudra d’abord laisser pousser les arbres pionniers – ce sont des graines qui ne peuvent germer qu’en pleine lumière. On va les laisser mourir et ils seront remplacés par des post-pionniers qui vivront 3 ou 4 siècles avant qu’arrivent les arbres de la forêt primaire, qui formeront la canopée fermée. On pense aux chênes ou aux hêtres dans nos forêts, mais avec le changement climatique ce sera peut-être des arbres qu’on n’observe pas pour l’instant en Europe. Au total, à partir d’un sol nu, l’ensemble du processus devrait prendre environ 10 siècles, un peu moins si on part d’une forêt âgée.
Quant à la biodiversité, tout le monde se souvient des progrès de la biodiversité pendant le confinement… On sera surpris par la rapidité avec laquelle elle revient à son état d’abondance.
– Pour le dictionnaire Robert, la forêt est (seulement) une « vaste étendue de terrain couverte d’arbres. » Comment définiriez-vous, en quelques mots, la forêt avec un grand « F » ?
C’est une très mauvaise définition puisqu’on ne dit pas un mot sur la faune, donc on ne tient pas compte de la biodiversité. Or la forêt, ce sont de très nombreuses espèces d’arbres, y compris des très grands et des très petits, et une biodiversité animale complète, c’est à dire depuis les plus petits animaux jusqu’aux plus grands. Sinon ce n’est pas une forêt.
Soit dit en passant je n’ai rien contre les plantations d’arbres, on aura toujours besoin de ces plantations, sans doute même de plus en plus… mais je ne veux pas qu’on prenne ça pour des forêts.
– Vous parlez dans le Manifeste du « Sentiment Océanique », une sorte d’extase qui fait penser à une plongée sous-marine… en pleine forêt ?
Oui, le terme est sans doute mal choisi car ça n’a rien à voir avec la mer, mais c’est absolument inoubliable. C’est très bref, quelques secondes tout au plus. On aimerait d’ailleurs que ça dure davantage… On ne peut rien faire pour commenter ce sentiment-là.
– Vous l’avez déjà vécu ?
Oui et c’est inoubliable ! On aimerait recommencer mais on ne sait pas faire.
– Vous rappelez dans le Manifeste un échange avec un forestier qui dit beaucoup du rapport qu’entretiennent les humains vis-à-vis de la forêt. Vous racontez qu’il « développa de son métier la conception très classique selon laquelle il est indispensable de couper les arbres et d’exploiter les forêts car « une forêt que l’on n’exploite pas va s’étouffer et mourir » ». Cette vision reste encore très ancrée… Vous qui arpentez les forêts du globe depuis plus d’un demi-siècle, sentez-vous que les mentalités évoluent sur cette question ?
La position de ce forestier, dominante dans les écoles de foresterie, est effectivement d’une arrogance incroyable. On sait qu’il y a des forêts sur la planète depuis le milieu du Dévonien, c’est-à-dire au moins 250 millions d’années, personne ne les exploitait et elles se portaient pourtant très bien ! Cette position continue à être enseignée dans les écoles de foresterie – notamment auprès des jeunes des pays tropicaux – mais ça ne tient pas devant la réflexion de n’importe qui de normalement constitué. C’est un point de vue qui, je crois, est peu à peu abandonné.
Aujourd’hui nous avons incontestablement une meilleure connaissance des forêts puisqu’on comprend mieux les relations entre les arbres, les liens symbiotiques aériens et sous-terrain, mais on ne connaît pas la suite de l’histoire puisqu’on ne laisse jamais les forêts aller jusqu’à leur stade de maturité et de stabilité – celui de forêt primaire – qui peut durer plusieurs millénaires.
D’où l’importance du rôle de la recherche autour de notre expérience : il faut que des gens du monde entier puisse voir ce qu’il s’y passera. On y mesurera des bénéfices dès les premières années et progressivement on y observera la meilleure biodiversité qu’on puisse trouver. Et je parie qu’on sera surpris de la rapidité des résultats. Sur ce plan, on peut être optimiste !
– Comme vous le soulignez dans le Manifeste, plusieurs pays industrialisés conservent des forêts primaires. En Europe occidentale on n’en a plus depuis 1 siècle et demi… Est-ce que vous pensez que les populations locales, chez nous en Europe de l’Ouest, peuvent accepter un rapport à la nature qui ne fait pas/plus partie de leur logiciel ?
Oh je n’ai aucune inquiétude concernant les populations locales ! Les gens sur place, eux, ne demandent pas du tout qu’on exploite. Certains pensent qu’on va mettre les gens dehors pour reconstituer une forêt primaire, mais j’insiste, c’est totalement faux.
Bien au contraire, nous proposons une démarche ouverte, avec un vrai projet de territoire construit ensemble (acteurs, populations, institutions, etc.).
– Pourquoi d’autres pays ont su conserver des forêts primaires et pas nous ?
Ils ont simplement démarré beaucoup plus tard ! C’est le problème de l’histoire, qui a commencé chez nous quand les premiers humains sont arrivés au nord de la méditerranée. Le Canada, la Russie ou la Nouvelle Zélande ont encore des forêts primaires là où nous n’en n’avons plus car ils se sont développés bien plus tard, à un moment où l’écologie était en train de prendre sa place dans la tête des gens. Alors que chez nous, au 3ème ou au 4ème siècle les humains n’avaient pas un mot d’écologie dans la tête et si on leur avait parlé de protection de la biodiversité on les aurait fait rire ! Aujourd’hui en revanche, on n’a plus d’excuse.
– Pour beaucoup de nos contemporains, l’effondrement de la biodiversité, c’est seulement moins d’insectes sur le pare-brise ou moins d’hirondelles dans le ciel… Autrement dit, ça nous touche moins. Comment faire comprendre qu’il y a urgence à enrayer ce déclin au moins autant qu’il y a urgence à limiter nos émissions de GES ?
Tout ça c’est la même chose, on ne peut pas séparer les phénomènes. C’est la dégradation de l’environnement qui est responsable de la diminution de la biodiversité, nous avons de moins en moins d’insectes parce que c’est de plus en plus pollué. Il faut voir le problème dans sa globalité.
– Cet été nous avons été très touchés par les incendies, ce qui a fait dire à certains experts que les forêts en libre évolution représentaient un risque dans la mesure où l’entretien des forêts permettrait, selon eux, de se prémunir contre ces risques. Il était notamment question de l’accumulation de biomasse dans ces massifs forestiers non exploités, soulignée comme un facteur de risque pour le déclenchement des incendies. Qu’en pensez-vous ?
C’est un peu aventureux de prendre une position très claire là-dessus. Si je me réfère à ce que j’observe dans le Midi où j’habite, le défrichement des forêts est devenu une obligation légale. On doit retirer les sous-étages, ce qui est présenté comme une solution pour éviter l’arrivée des mégafeux. Or tout le monde n’est pas d’accord sur ce point car si on retire les sous étages, cela augmente considérablement la pénétration par les gens. C’est donc aussi – voire peut-être surtout – un risque de feu supplémentaire. Alors que si c’était une forêt impénétrable, les gens n’y viendraient pas. Donc je ne veux pas prendre de position trop arrêtée mais en attendant, dans le Sud, j’observe qu’on supprime les sous-étages et que ça n’empêche absolument pas les feux, on l’a encore vu cet été dans le Var.
– Dans un article, la spécialiste en écologie forestière Annik Schnitzler rappelle que les forêts en libre évolution génèrent de l’humidité, notamment grâce à l’évapotranspiration des feuillus et la décomposition du bois mort.
Oui les forêts en libre évolution arrivées au stade de forêt primaire sont très humides car le bois mort pourrit sur le sol et garde l’eau très longtemps comme une éponge. Plus généralement, plus une forêt est âgée, plus elle est humide.
– Le Congrès mondial de la nature à Marseille arrive après la publication d’un rapport alarmant du GIEC et d’une série de catastrophes climatiques sans précédent… Justement, l’objectif de cette manifestation est de réunir l’ensemble des acteurs engagés dans la protection de la nature pour traiter les questions les plus urgentes et les actions à entreprendre. Quel message souhaitez-vous faire passer ?
Je souhaite concrètement plaider pour la renaissance d’une forêt primaire en Europe de l’Ouest et plus largement défendre une approche moins interventionniste vis-à-vis des forêts.
Retrouver notre place réelle dans la nature
Nous appartenons à la nature, nous sommes un produit de l’évolution biologique, mais notre place doit être discrète. Actuellement on prend beaucoup trop de place. Il va falloir apprendre à ne plus être là, à ne plus rien faire. C’est le problème n°1 auquel nous devons nous atteler, je crois.
Ce projet – faire renaître en Europe de l’Ouest une forêt primaire – va être un marqueur de la qualité des êtres humains. Ce n’est pas compliqué, il suffit d’attendre… Si on n’est pas capable d’attendre, c’est que nous sommes bouffés par la tyrannie de l’immédiat.
Je rêve que l’expérience réussisse et qu’au-delà elle soit copiée. Car les pays environnants vont peut-être s’apercevoir que c’est beaucoup plus intéressant d’avoir une forêt primaire et ça ne coûte pas plus cher, puisqu’il suffit simplement de la conserver et de laisser la nature travailler elle-même. Je reçois déjà des échos très intéressants d’Espagne notamment, où on se dit « pourquoi la France ferait ça et pas nous ? ».
Parler de la beauté, aussi
Je voudrais aussi insister sur la beauté. Je suis choqué que les biologistes ou les écologues n’aient jamais un mot sur la beauté. Ça me choque parce que la nature c’est beau. Mais ils ne l’ont jamais intégré dans leur conception théorique. Il y a une lacune à combler et je vais insister là-dessus. »
« Il est trop rare que l’écologie tienne compte de l’esthétique : de toutes les forêts, la plus belle est la forêt primaire et c’est d’elle que nous avons besoin, par conséquent c’est elle dont nous devons favoriser la renaissance. » (Extrait du manifeste « Pour une forêt primaire en Europe de l’Ouest », Actes Sud)
Propos recueillis par Ghislain Journé. Photo principale (portrait de Francis Hallé) : Pierre Chatagnon