Un projet qui prend corps au fil des mois. Point d’étape avec Éric Fabre, secrétaire général de l’association.
Le tournant 2021-2022 et le premier semestre 2022 ont posé de nouveaux et importants jalons sur le chemin de notre projet. On ne peut à ce stade en prédire l’avenir. Mais il s’agit peut-être de plus que de simples jalons, de véritables fondations.
L’automne prochain nous dira si c’est un moment véritablement nodal qui est en train de se construire.
On peut envisager nos avancées récentes sur 3 plans :
– le développement de notre association et de sa capacité d’action ;
– l’enrichissement significatif du contenu même du projet ;
– l’élargissement du soutien dont il bénéficie maintenant aux plans local, national et international.
L’association et sa capacité de mobilisation et d’expertise
Pendant ces quelques mois, tutoyant maintenant les 2800 adhérents, l’association Francis Hallé pour la foret primaire s’est dotée, grâce à ses adhérents, ses donateurs, ses mécènes en nombre croissant, de ressources financières accrues. Cela lui a permis de conforter ses effectifs permanents pour faire face à la multiplication des tâches d’organisation, de développement, de communication, de production de contenus pour les démarches, de relations extérieures.
Nous avons pu aussi et pouvons aujourd’hui par exemple faire face au financement de voyages d’études sur le terrain, d’acquisition de documentations, d’outils de gestion, etc. Nous avons pu également ces toutes dernières semaines engager des collaborations avec des cabinets d’études experts dans des champs très importants pour le projet, sa définition concrète dans les territoires, ses dimensions institutionnelles, financières : aménagement du territoire, expertise forestière, coopération internationale, aménagement environnemental. Nous sommes devenus maintenant partenaires du CNRS, du Centre National d’agroécologie… etc. Cela nous permet, et c’est capital, d’être force d’analyse et de proposition, de prendre des initiatives (rencontres, communications, investissements), de préciser nos démarches d’études.
C’est par exemple à la suite de nos voyages d’études de terrain que nous avons pu envisager de ne pas faire le choix d’un site à proposer plutôt qu’un autre mais de travailler sur nos 2 pistes en même temps : Vosges du Nord/Palatinat et Ardennes franco-belges.
Un projet unique au plan international
Dans un contexte d’urgence majeure face aux dérèglements climatiques et à l’effondrement de la biodiversité notre projet de renaissance d’une forêt primaire en Europe de l’Ouest est non seulement une réponse scientifique et écologique forte mais elle est en tant que telle au cœur de toutes les politiques publiques françaises et européennes visant notamment à la création de 10% d’aires en protection stricte, à la participation de la société civile aux projets… etc.
Une expérimentation grandeur nature de la transition écologique
L’évolution de nos réflexions, nos visites de terrains, nos rencontres et discussions montrent qu’il s’agit bien d’une proposition majeure, unique au plan international, dans le cadre de la transition écologique : un processus qui examine très concrètement et qui construit collectivement les conditions de faisabilité d’un grand espace de nature autour duquel s’imaginent précisément de nouvelles façons d’habiter et de vivre nos territoires et de nouvelles formes de prospérité soutenable de nos sociétés.
Ce dont il est question, loin d’un « trou noir », loin d’une décroissance punitive, c’est donc tout à la fois :
– de renforcer un projet territorial en le (re)orientant de manière enrichie autour de la forêt de l’amont de la libre évolution à l’aval de la valorisation noble du bois ;
– de reposer concrètement les conditions d’habitabilité durable de nos sociétés humaines sur la planète, un territoire où l’on articule autrement l’occupation humaine, nos activités, avec les dynamiques du vivant. C’est aujourd’hui un enjeu central de la résilience.
– de transmettre un patrimoine aux générations futures. Cet intérêt futur a valeur juridique.
Au cœur de ces enjeux, on le voit, il s’agit de fait de construire LA grande région écoforestière européenne.
LA future grande région écoforestière de l’Europe
Cet écosystème cohérent de 70 000 ha, transfrontalier, en libre évolution, lieu de recherche scientifique et de tourisme maîtrisé, articulerait autour de lui toute une zone tampon et des zones de transition, où seraient enrichies et revisitées les pratique agricoles (exemples: enjeux locaux d’agroforesterie, maraîchage dans les zones coupe-feux, etc.), sylvicoles ( développement et enrichissement des méthodes), d’exploitation (valorisation de la transformation : scieries mobiles, artisanat, valorisation du bois noble, etc.), touristiques, toutes activités aujourd’hui en situation de crise… etc.
– Pour le projet sur les sites Vosges Du Nord-Rhénanie Palatinat qui est actuellement une Réserve Biologique Intégrale Transfrontalière, réserve de Biosphère (MAB Unesco) de plus de 310 000 ha, nous voudrions en élargir les zones centrales existantes.
– Pour les Ardennes, l’objectif pourrait être de construire sur les bases existantes en France, dont un Parc Naturel régional, et sur les 2 futurs Parcs nationaux wallons une nouvelle grande Réserve de Biosphère (MAB transfrontalière).
Les réserves de biosphère sont des « lieux d’apprentissage du développement durable. Ce sont des sites pour tester des approches interdisciplinaires pour comprendre et gérer les changements et les interactions entre les systèmes sociaux et écologiques, y compris la prévention des conflits et la gestion de la biodiversité. Ce sont des lieux qui apportent des solutions locales aux défis mondiaux. Les réserves de biosphère comprennent des écosystèmes terrestres, marins et côtiers.
Le réseau MAB France de l’Unesco est très intéressé par cette double proposition.
C’est enfin un projet qui réinterroge autant nos rapports avec la forêt étroitement conçue aujourd’hui sous le seul angle de la ressource, que les modalités du financement public de collectivités ou d’organisations (ONF, communes, etc.) tirant des revenus de la forêt et de la chasse, ou bien encore que toutes les questions de pratiques traditionnelles des habitants, comme l’affouage, la chasse, la cueillette… etc.
On pourrait y trouver :
– Un grand laboratoire européen ouvrant à des champs de recherches de toutes disciplines
— Une sorte de CERN de la forêt de 26 kms de côté travaillant de multiples terrains de recherche : des vers de terres aux champignons, lichens, mousses, insectes, les interactions, la résilience aux modifications climatiques, l’évaluation des grands ongulés, la connectivité… etc.
— Capitalisant tout ce qui existe déjà en matière de connaissance, de recherche, il y aurait dans cette grande région la possibilité de faire émerger de manière articulée entre tous les sites un véritable Campus Européen de la Forêt, et de Sciences de la biologie végétale, animale.
— Sciences humaines et sociales : pratiques de la démocratie, comportements, acceptabilité du sauvage, etc.
— Droit : les « communs », nouvelles formes de gouvernance de types nouveaux de territoires, y compris internationaux.
— Esthétique : la beauté de la forêt.
— Éthique et philosophie.
– Un /des site (s) européen(s) de tourisme et de haute culture autour de la forêt
— Maisons de la Forêt en bordure de site (France et Allemagne), ou/et France et Belgique : bâtiments de belle architecture, histoire générale et locale de la forêt et de ses rapports avec les hommes, économie de la forêt, littérature et forêt, arts et forêt.
— Pratiques douces : parcours accompagnés par groupes, sites dédiés dotés d’équipements adaptés (caillebotis, bulle des cimes, etc.), science participative sur le site, colloques, librairies, salles de projection.
Une stratégie d’action
Tout ce travail des derniers mois (terrain, rencontres, travaux propres de l’association, discussion avec nos conseils) nous ont amenés à deux orientations décisives pour la suite
– Proposer à la Région Grand Est de jouer un rôle moteur, avec nous bien sûr, dans la mise autour de la table des acteurs et ensuite dans le pilotage du projet. C’est en effet la collectivité publique aménageuse du territoire par définition, intermédiaire entre le local et le plus global (national et international), en charge au niveau local de conduire les politiques de transition, de le faire dans le cadre d’une vraie solidarité entre territoires.
– De penser un premier phasage du projet et de premiers principes de méthode pour rassembler les acteurs, concevoir les concertations, imaginer ensemble la planification/scénarisation des étapes de construction. Tout cela en prenant le temps, et sans doute en inventant des cadres nouveaux quant à la façon de travailler.
Nous reviendrons sur ces éléments essentiels de notre démarche dans quelques temps.
De l’intérêt… au soutien actif et élargi
Très vite la puissance de l’idée visionnaire de Francis Hallé a suscité beaucoup d’intérêt. De la part d’un public de plus en plus large, des institutions les plus diverses, nous l’avons souvent évoqué ici, de scientifiques, de personnalités diverses, des médias… etc.
Mais au fil de ces derniers mois nous sommes passés du registre de la présentation du projet à celui de réflexions de travail sur ses conditions de mise en oeuvre avec collectivités, organismes scientifiques, partenaires divers, états.
Où en est-on aujourd’hui ? Très rapidement et avec bien sûr toute la prudence nécessaire et la réserve qu’imposent un chantier de cette envergure et la diversité de sujets qu’il recouvre, nous pouvons dire ceci :
– La région Grand Est a accueilli nos propositions avec un grand intérêt ; nous travaillons avec elle pour examiner les conditions éventuelles de son intervention ; des rendez-vous sont en train de se fixer en ce sens, y compris avec l’État en région.
– La Commission Européenne, vue à nouveau le 22 juin dernier à Bruxelles à travers sa direction Forêts de la Direction Générale de l’Environnement, soutient complètement notre initiative ; nous avons eu plusieurs réunions de travail à Bruxelles en ce sens et de nombreux échanges d’informations ; des initiatives sont en train de se préparer pour voir concrètement comment intégrer le projet dans les systèmes de soutien européens aux territoires, aux initiatives innovantes.
– Le gouvernement luxembourgeois, vu tout récemment à Luxembourg à travers le cabinet de la ministre de l’environnement est passionné par notre initiative et souhaite vivement « en être » sous les formes les plus appropriées. Nous allons bientôt revenir sur cet aspect ;
– Nous savons l’intérêt suscité en Wallonie par la proposition que nous portons ;
– La ville et l’Eurométropole de Strasbourg ont fait savoir encore tout récemment en réunion commune leur soutien au projet.
Je n’évoque pas ici les nombreux soutiens exprimés par des scientifiques, de nationalités et de disciplines diverses dans les sciences de la nature. Je ne considère que les partenariats directement liés aux enjeux territoriaux et politiques décisionnaires quant à un projet de cette nature.
Simplement un exemple : le Manifeste écrit par Francis Hallé sur le projet va être édité très prochainement en Espagne !
Toutes ces concertations, ces réflexions partagées sont complexes à réaliser et à développer. À la hauteur du caractère totalement neuf du projet. Les acteurs que nous avons rencontrés sont conscients qu’il faut sortir des cadres classiques de pensée et de méthode pour réfléchir à une initiative qu’ils sont unanimes à qualifier d’unique au plan mondial.
Et il faut être clair : à ce stade il ne s’agit pas de dire « ça va se faire, là, comme ça et comme ci ». Beaucoup d’acteurs n’ont pas été encore vus ni leur première réaction suscitée, il y a des hésitations, des réticences complètement légitimes. Il faut rappeler aussi qu’il n’y aura pas de projet s’il n’y a pas de consensus local, qu’il s’agit d’une construction de longue haleine, que nous revendiquons le temps long, qu’il n’y a pas de décision prise à l’avance, tout est ouvert.
Aujourd’hui ce dont il est question c’est d’une première étape à la fois très simple et compliquée :
décider et voir comment réaliser une réflexion commune approfondie, comment imaginer les formes originales et passionnantes d’un dialogue sur les 2 sites des Vosges du Nord et des Ardennes, d’une co-construction de ce nouvel avenir territorial possible.
Et d’initier ainsi une des toutes premières grandes expérimentations internationales de la transition écologique. Nous sommes peut être aujourd’hui à l’aube d’une avancée décisive en ce sens.
Passionnant, non ?
Éric Fabre
Secrétaire général de l’association Francis Hallé pour la forêt primaire.