Qu'est-ce qu'une forêt primaire ?
Des forêts primaires sont apparues sur notre planète au Dévonien, il y a 380 millions d’années. Elles étaient très hautes, très belles et très riches en formes de vie animale et végétale.
Jusqu’à l’apparition de l’espèce humaine il y a 300 000 ans, toutes les forêts de la Terre étaient primaires. L’être humain a défriché, exploité et déforesté de plus en plus vite.
On qualifie de primaire une forêt qui n’a été ni exploitée ni défrichée par l’homme ; si elle l’a été dans le passé, un temps suffisant s’est écoulé pour que la forêt ait pu redevenir primaire.
En zone tropicale humide – ou équatoriale-, où les arbres poussent toute l’année, il faut 7 siècles pour qu’un terrain défriché se recouvre d’une forêt primaire ; en zone tempérée, les arbres ne poussant que 5 ou 6 mois par an à cause de l’hiver, il faut environ 10 siècles.
Dans la forêt primaire tropicale de plaine, les arbres sont hauts (50-70 m) et le sous-bois est sombre du fait que la canopée – la couche supérieure des arbres – intercepte jusqu’à 98% de la lumière solaire. La lumière est intense sur la canopée, où l’on trouve 75 % de la faune. L’humidité est très forte, la pluie étant quotidienne et, la nuit, toute l’année, le sous-bois est envahi par la brume.
L’obscurité du sous-bois est parfois coupée par un chablis de près d’un hectare de surface, dû à la chute d’un grand arbre, les lianes entraînant la chute de ses voisins. Les chablis sont utiles au renouvellement de la forêt primaire. En faisant entrer de nouveau la lumière dans le sous-bois, les chablis permettent la croissance des arbres pionniers et la forêt entame un nouveau cycle ; quant au gigantesque tronc tombé, il se décompose en quelques mois, abrite une faune très diverse et nourrit le sol.
La faune de la forêt est souvent discrète et peu visible dans la journée, mais elle est bruyante en continu, avec une pause à l’heure la plus chaude et un maximum sonore pendant la nuit. C’est aussi la nuit que la faune est la plus facile à observer en sous-bois tandis que, sur la canopée les groupes zoologiques se succèdent, assurant le concert nocturne : batraciens arboricoles, cigales, oiseaux de nuit, damans, etc. ; juste avant l’aube, les chants d’oiseaux deviennent nombreux et puissants.
La forêt tropicale humide de plaine est le sommet mondial de la complexité et de la diversité biologique ; presque tous les groupes vivants y sont représentés. Il existe un paradoxe en ce qui concerne les arbres : les espèces rares sont omniprésentes et les espèces communes sont rares. Dans les forêts équatoriales, parcourir plusieurs kilomètres est souvent nécessaire pour trouver deux arbres d’une même espèce ; des inventaires de 100 espèces d’arbres par hectare sont fréquents. Il est impossible pour un esprit humain de dominer cette biodiversité et seule une approche collective est efficace.
Les forêts primaires des plaines équatoriales sont en Amazonie, en Indonésie, en Mélanésie et dans le bassin du Congo. La Guyane française, avec 90 % de forêts primaires sur son territoire, représente l’une des zones les plus vastes. Un autre paradoxe : où qu’elles soient, toutes ces forêts se ressemblent – mêmes énormes troncs, mêmes lumières, mêmes sons et mêmes odeurs – pourtant, qu’il s’agisse de plantes ou d’animaux, toutes les espèces sont différentes d’un continent à l’autre.
Que ce soit en Afrique, en Amérique ou en Asie, les populations humaines des forêts primaires tropicales n’ont jamais détruit celles-ci, ni modifié leur caractère primaire. Dans ces régions, la déforestation peut être assimilée à un génocide car sans leurs forêts ces populations perdent leurs ressources quotidiennes, leurs abris, leurs cultures et souvent leur vie.
Les forêts tempérées primaires de plaine se trouvent, quant à elles, en Colombie-Britannique et le long de la côte Ouest des États-Unis, en Tasmanie, en Nouvelle-Zélande et dans le cône Sud de l’Amérique du Sud. En Europe, très peu de forêts de plaine sont restées indemnes de toute exploitation. La forêt de Białowieża en Pologne est la plus ancienne ; c’est l’une des dernières forêts primaires d’Europe, formée il y a 10 000 ans lors de la dernière glaciation. Elle est le refuge des derniers bisons d’Europe ; et elle est aussi de très grande beauté.
Après la destruction d’une forêt primaire, qu’elle soit tropicale ou tempérée, une forêt secondaire se met en place, avec une biodiversité initiale très réduite mais qui augmente avec le temps, à condition toutefois qu’aucune prédation n’intervienne avant le retour à la forêt primaire.
D’après l’UNEP, le programme des Nations Unies pour l’environnement, plus de 80% des forêts originelles ont été abattues au cours du siècle dernier ; chaque année 15 millions d’hectares de forêts tropicales primaires, soit la superficie de l’Angleterre, sont déboisés. Sans les arbres, qui absorbent du gaz carbonique, rejettent de l’oxygène et purifient l’atmosphère, nous ne pourrions pas respirer car la photosynthèse est notre seule source d’oxygène, et l’espèce humaine serait alors gravement menacée.
Dans ces conditions, le retour à une forêt primaire dans une zone densément peuplée comme l’Europe de l’Ouest pourrait être une façon de renouer avec le temps long qui est celui des arbres et de réconcilier l’homme avec la nature intacte.
Pourquoi une forêt primaire ?
La plupart des grands pays situés aux latitudes tempérées – États Unis, Canada, Chili, Russie, Chine, Japon, Afrique du Sud, Australie, Nouvelle-Zélande – ont su conserver des forêts primaires de plaine tandis qu’en Europe de l’Ouest nos ancêtres les ont détruites, ignorant qu’elles avaient une valeur écologique irremplaçable ; en Europe il n’en reste qu’une, celle de Białowieża en Pologne, qui est, hélas, menacée dans son existence même, en dépit des rappels à l’ordre de l’Union Européenne.
L’association a été créée sur le principe qu’il n’était pas admissible qu’en Europe nous n’ayons plus que des plantations d’arbres et des forêts secondaires, exploitées, artificielles et à biodiversité dégradée. Notre objectif est de réunir les conditions d’un retour de la forêt primaire de plaine en Europe de l’Ouest, avec la haute biodiversité qui caractérisait nos régions avant leur déforestation.
Dans le contexte actuel de dégradation dramatique de la biodiversité de la planète et d’émissions massives de gaz à effet de serre, un tel projet est, à son échelle propre, un enjeu d’intérêt général majeur. A quoi s’ajoute le champ exceptionnel qu’il ouvrirait à la recherche scientifique.
Où ce projet va-t-il se situer ?
Deux territoires sont actuellement envisagés par l’association pour le développement du projet : les Ardennes franco-belges et la région réunissant Vosges du Nord françaises et Rhénanie-Palatinat allemande.
Ces deux territoires réunissent trois critères essentiels :
- un caractère transfrontalier, le projet étant fondamentalement européen, par son échelle, son caractère transgénérationnel et son rayonnement ;
- une tradition et une identité forestières fortes, avec des massifs déjà anciens ancrés dans la culture des habitant·e·s, dans des zones de basse altitude où poussent naturellement des feuillus tempérés, partout menacés par le remplacement d’espèces considérées plus « productives » ;
- des forêts en majorité publiques, le projet ne visant pas l’achat de terres, mais bien la protection de forêts relevant déjà du domaine public : il est déjà reconnu d’intérêt général et s’inscrit pleinement dans cet objectif.
Notre projet est ambitieux, tant par sa surface que par sa durée.
La surface, de 70 000 hectares, correspond à celle de la partie polonaise de Białowieża ; elle est nécessaire à cause de la présence de la grande faune forestière européenne.
Si la durée peut atteindre 10 siècles, elle dépend de l’âge de la forêt de départ ; c’est la durée nécessaire à la réapparition des forêts dans des régions à hivers froids où les arbres ne poussent que cinq à six mois par an et personne ne peut diminuer ce délai, ni accélérer le processus. Le retour à la haute diversité biologique impose de recourir au temps long de la nature et de la forêt elle-même. Le rythme actuel de nos existences est souvent frénétique, et c’est avec profit que nous retrouverions, à l’occasion de ce projet forestier, le sens du temps long et de la transmission entre les générations humaines.
Que va-t-il se passer lorsque la surface requise étant choisie et délimitée, l’expérience commencera ? On assistera d’abord à la mort naturelle des arbres pionniers, pins et bouleaux, dont le bois mort enrichira le sol et favorisera la diversité des champignons et des insectes. Ensuite, sans aucune plantation, on verra apparaître les post-pionniers, frênes, tilleuls et érables, qui construiront la forêt avant de vieillir et de disparaître à leur tour ; c’est alors que de plus grands animaux, comme les ours et les bisons, pourront profiter des clairières et des premiers chablis. Enfin la place sera occupée par les chênes et les hêtres, et la forêt primaire retrouvée poursuivra sa croissance en hauteur et son enrichissement en plantes et en animaux.
Pendant cette longue période où la forêt évoluera librement et de façon naturelle, tout prélèvement végétal et tout braconnage devront progressivement cesser, mais la forêt primaire européenne doit rester largement ouverte à la visite. Concilier ces deux impératifs divergents, sans qu’ils deviennent contradictoires, nécessite la collaboration de compétences diverses.
L’objectif actuel est d’obtenir que notre projet ne soit plus seulement national et que, pour des raisons de stabilité et de sécurité, il devienne un grand projet européen, intégré comme tel sur la question spécifique du besoin de renaissance de grandes forêts primaires, aux dispositifs et mesures existants ou en cours de construction par l’Europe, comme le Green Deal lancé par Mme Ursula von der Leyen.
En soutenant l’association Francis Hallé, vous agissez concrètement pour la renaissance d’une forêt primaire en Europe de l’Ouest
Photo de couverture : Au coeur des forêts naturelles, chaque mort laisse place à une multitude de vies nouvelles. Troncs et branches sont rapidement colonisés par une grande variété de plantes, insectes et champignons. La lumière pénètre à nouveau dans la forêt et offre des opportunités aux graines en dormance, tandis que le chablis offre nourriture et abri aux jeunes pousses. © Jessica Buczek