Sur les réseaux sociaux et dans les médias, nous assistons à un intérêt croissant du grand public pour les arbres et la forêt. Ainsi, l’idée de faire renaître une forêt primaire en Europe de l’Ouest bénéficie d’un accueil globalement positif voire enthousiaste de la part du public. Mais ce projet fait-il l’unanimité ? Bien sûr que non. Beaucoup d’interrogations et même des doutes légitimes émergent, compte tenu du fait qu’en Europe de l’Ouest et plus particulièrement en France, nous ne savons plus, depuis bien longtemps, à quoi ressemble une forêt sauvage. Quant aux forêts primaires, les dernières ont disparu depuis près de 2 siècles.
Nous avons pu lire, ici et là, des positions clairement réfractaires, parfois même épidermiques à la seule idée de laisser une forêt « livrée à elle-même ». Soucieux de répondre à nos contradicteurs, nous avons compilé les objections les plus couramment reprises dans le débat public. Si certaines nous font bondir, toutes soulèvent une question fondamentale : pouvons-nous laisser faire la Nature ? Où se trouve notre juste place ? Dans le contexte de crises écologiques qui s’aggravent – réchauffement climatique, effondrement de la biodiversité, pollutions, artificialisation des sols, etc. – il nous paraît urgent d’adresser ces questions et c’est ce que nous avons voulu faire, de manière ludique, à travers ce bêtisier de fin d’année.
1. « Forêt primaire ? Forêt à l’abandon vous voulez dire ! »
Dans son Manifeste, Francis Hallé se remémore un échange avec un forestier qui dit beaucoup du rapport qu’entretiennent les humains vis-à-vis de la forêt. Le botaniste raconte que celui-ci « développa de son métier la conception très classique selon laquelle il est indispensable de couper les arbres et d’exploiter les forêts car « une forêt que l’on n’exploite pas va s’étouffer et mourir ». Cette vision reste, encore aujourd’hui, très ancrée. Quand on lui demande s’il perçoit une évolution des mentalités sur cette question, Francis Hallé répond :
« La position de ce forestier, dominante dans les écoles de foresterie, est effectivement d’une arrogance incroyable. On sait qu’il y a des forêts sur la planète depuis le milieu du Dévonien, c’est-à-dire au moins 250 millions d’années, personne ne les exploitait et elles se portaient pourtant très bien ! Cette position continue à être enseignée dans les écoles de foresterie – notamment auprès des jeunes des pays tropicaux – mais ça ne tient pas devant la réflexion de n’importe qui de normalement constitué. C’est un point de vue qui, je crois, est peu à peu abandonné. »
Forêt à l’abandon ? Forêt tranquille, vous voulez dire ! « Si l’homme n’intervient plus c’est l’effervescence ! » abonde Rozenn Torquebiau, co-autrice du livre « L’étonnante vie des Plantes » (Actes Sud Junior). « La forêt s’enrichit alors de nouvelles espèces et devient plus complexe. Plantes, champignons, lichens, bactéries, virus, insectes, araignées, vers de terre, petits et gros animaux s’installent et nouent entre eux des liens multiples. Les arbres ne sont plus abattus pour le bois. Le bois mort va pouvoir jouer son rôle de pilier de la forêt libre : il héberge la part la plus importante des êtres vivants de la forêt et joue le rôle de réservoir de l’eau de pluie. Quand un arbre meurt et chute à terre, il nourrit et abrite une nuée de décomposeurs : champignons, insectes, bactéries etc. Le bois mort devient aussi poreux qu’une éponge et s’imbibe de l’humidité ambiante. Il se mélange aux autres débris végétaux et animaux et fabrique l’humus, cette couche de matière en décomposition qui est à la surface du sol. Plus la forêt vieillit, plus elle crée la vie et plus elle soigne le vivant. Car la forêt, c’est la vie, la vie à son maximum. »
2. « Une forêt sauvage, c’est du bois mort avec des ronces partout. Pour la beauté on repassera ! »
Béatrice Kremer-Cochet – « Concernant les arbres morts, ils jouent un rôle important même si les gens ont envie de les prélever pour « faire propre ». Un arbre mort peut parfois rester sur pied un siècle et offrir le gîte et le couvert à de nombreuses espèces. Certains insectes xylophages vont ainsi consommer le bois mort, des oiseaux comme le Pic ou la Sittelle mangent leurs larves. Les pics y creusent des trous qui serviront de nichoirs pour d’autres espèces d’oiseaux comme certaines chouettes ou les mésanges, de même que pour des mammifères comme les martres ou les chauve-souris. Il y a toute une vie qui s’installe, sans même parler du développement des champignons sur ces végétaux morts… »
Gilbert Cochet – « On estime généralement le volume du bois mort à l’hectare. Dans les forêts françaises on a quelques dizaines de m3 de bois mort à l’hectare tandis que dans des forêts laissées en libre évolution on peut avoir jusqu’à 200 m3 à l’hectare. C’est énorme quand on pense que chez nous, nous n’avons parfois même pas ce volume en bois vivant ! »
Quant-à la ronce, c’est une plante pionnière, prélude au développement de la forêt. Elle occupe les terrains en friche jusqu’à l’arrivée des arbres dont elle favorise et protège le développement.
3. « Une forêt, ça se cultive » (propos du ministre Julien Denormandie)
Cette phrase prononcée par le ministre de l’Agriculture soulève une question centrale : sait-on vraiment ce qu’est une forêt ? Pour le dictionnaire Robert, la forêt est (seulement) une « vaste étendue de terrain couverte d’arbres. » Or pour Francis Hallé, c’est bien davantage :
« Voilà une très mauvaise définition de la forêt, puisqu’on ne dit pas un mot sur la faune, donc on ne tient pas compte de la biodiversité. Or la forêt, ce sont de très nombreuses espèces d’arbres, y compris des très grands et des très petits, et une biodiversité animale complète, c’est à dire depuis les plus petits animaux jusqu’aux plus grands. Sinon ce n’est pas une forêt. Soit dit en passant je n’ai rien contre les plantations d’arbres, on aura toujours besoin de ces plantations, sans doute même de plus en plus… mais je ne veux pas qu’on prenne ça pour des forêts. »
4. « Sacraliser la forêt est une mauvaise idée (tribune dans Les Echos) »
Qu’entend-t-on par « sacraliser » la forêt ? S’il s’agit de préserver son rôle dans les équilibres nécessaires à notre survie sur cette planète, sacraliser la forêt apparaît au contraire essentiel ! En particulier les forêts sauvages, véritables sommets de biodiversité dont les bénéfices écologiques sont multiples. Pour l’éminent naturaliste britannique David Attenborough, « ce qui est clair, pour ceux d’entre nous que préoccupent non seulement le changement climatique mais l’érosion de la biodiversité, c’est que nous disposons d’un bien meilleur moyen pour capter le carbone : le réensauvagement du globe prélèvra d’énormes quantités de CO2 dans l’air et le stockera dans les immensités sauvages en expansion. Si ce programme était appliqué en parallèle avec la réduction mondiale des émissions, cette solution fondée sur la nature nous permettrait de gagner sur tous les plans, puisqu’elle combinerait le stockage du carbone et le gain en biodiversité. » (« Une vie sur notre planète », Flammarion).
Pour autant, sacraliser ne veut pas dire « mettre sous cloche ». On peut tout à fait construire un projet axé sur la protection de la nature qui soit également un projet porteur pour les humains, sans rentrer dans la vision caricaturale d’un espace fermé.
5. « La forêt génère beaucoup plus de bénéfices – en particulier écologiques – en étant exploitée qu’en étant laissée vierge de toute action humaine. »
Cette vision est volontiers défendue par ceux qui trouvent un intérêt dans la valorisation industrielle du bois. Selon Éric Fabre, secrétaire général de l’association Francis Hallé pour la Forêt Primaire, « quand on parle de la valorisation du bois ou des espaces boisés, il faut pouvoir s’inscrire dans une approche globale sans avoir trop de fils qui vous relient à la seule valorisation industrielle. En somme, avoir l’esprit libre et ne pas penser uniquement à travers le prisme de la transformation du m³ (de bois) en euros. C’est une règle éthique dans l’approche d’un projet et dans la capacité qu’on doit tous avoir de s’écouter ; mais c’est aussi et surtout avoir une approche sérieuse et globale de ce qu’est une forêt. Je note d’ailleurs que si on compare un hectare exploité en coupe rase et la même surface préservée, qui attire pour sa beauté des touristes respectueux de l’environnement, en termes de revenus pour une commune il n’y a pas photo. Et pour l’intérêt général il en va de même. »
Béatrice Kremer-Cochet et Gilbert Cochet, naturalistes co-fondateurs de l’association Francis Hallé pour la Forêt Primaire, ont étudié de nombreux Parcs naturels et ils ont pu montrer que les retombées économiques résultant de leur protection ont été très significatives et même parfois bien supérieures à celles engendrées par l’exploitation forestière.
6. « Une forêt sauvage présente un risque accru d’incendies dans le contexte du réchauffement climatique. »
Pour Francis Hallé, « il est aventureux de prendre une position très arrêtée là-dessus. Si je me réfère à ce que j’observe dans le Midi où j’habite, le défrichement des forêts est devenu une obligation légale. On doit retirer les sous-étages, ce qui est présenté comme une solution pour éviter l’arrivée des mégafeux. Or tout le monde n’est pas d’accord sur ce point car si on retire les sous étages, cela augmente considérablement la pénétration par les gens. C’est donc aussi – voire peut-être surtout – un risque de feu supplémentaire. Alors que si c’était une forêt impénétrable, les gens n’y viendraient pas. Donc je ne veux pas prendre de position trop arrêtée mais en attendant, dans le Sud, j’observe qu’on supprime les sous-étages et que ça n’empêche absolument pas les feux, on l’a encore vu cet été dans le Var. »
Lire sur le même sujet l’analyse de la spécialiste en écologie forestière Annik Schnitzler.
7. « Dans une forêt sauvage, les animaux pullulent et posent des problèmes à certaines espèces ainsi qu’aux cultures environnantes. »
Dans la forêt primaire que nous souhaitons faire renaître, plusieurs critères, en particulier la surface, ont été listés pour qu’une biodiversité animale complète puisse évoluer et ainsi assurer un équilibre entre les espèces. Une biodiversité animale complète intègre notamment les prédateurs des ongulés sauvages (cerfs, chevreuils et sangliers) volontiers incriminés. On sait par exemple qu’une forêt de 70 000 hectares permettrait à deux meutes de loups de cohabiter et assurer ainsi leur fonction de régulation. En France, la population de loups est estimée à 624 individus adultes en 2020 contre 580 un an auparavant, soit une progression de 7 %.
8. « Une forêt primaire, c’est une forêt sous cloche. En France c’est irréaliste. »
« Forêt sous cloche », « sanctuaire », « trou noir », « no man’s land »… Les caricatures ne manquent pas !
Pourtant, contrairement à ce qu’on a pu lire, il n’est pas question de faire un « trou noir ». Même s’il y aura des zones en protection stricte, il y a des équilibres à trouver, c’est tout l’objet de la concertation menée avec l’ensemble des acteurs concernés sur le terrain (lire le compte rendu de notre premier voyage d’étude dans les Vosges du Nord).
L’ambition est plutôt de créer les conditions pour que la région qui accueillera la future forêt primaire puisse bénéficier des opportunités qui en découleront. Pour ce faire, une structure possible a été identifiée, le Groupement d’Intérêt Public (GIP) : il s’agit d’initier une concertation commune sur le développement du territoire et d’imaginer par exemple un nouveau modèle de développement autour d’un atout naturel, économique et culturel très fort de cette région – l’arbre, les forêts, le bois.
En définitive l’idée est bien de construire un rapport nouveau à cette nature dont nous sommes issus, avec les hommes et leurs activités.
9. « Votre forêt elle ne sera pas primaire avant des siècles ! Ça vous parle, l’urgence climatique ?? »
Soyez rassuré, il ne faudra pas attendre des siècles pour mesurer les bénéfices de cette forêt sauvage, amenée à devenir un jour une forêt primaire. Francis Hallé est formel : « Nous aurons même des observations à faire dès le début ! La première surprise est que cela va aller très vite ! On ne s’attend pas à ça de la part d’une forêt, mais l’arrivée spontanée des arbres (là où il n’y a pas encore de forêt) se fait à une allure plus rapide que ce que la plupart des gens imaginent. En fait, nous sommes soumis à une pluie de graines en permanence.
Quant à la biodiversité, tout le monde se souvient des progrès de la biodiversité pendant le confinement… On sera surpris par la rapidité avec laquelle elle revient à son état d’abondance ! »
10. « Une forêt primaire en France, c’est un truc d’écolos-bobos ! »
Faire renaître une forêt primaire en France, c’est simplement un projet porté par des citoyens qui se préoccupent du changement climatique et de l’érosion de la biodiversité.
Pour Éric Fabre, « il est temps de repenser le rapport des humains avec la nature qui les entoure et dont ils sont. Il y a une urgence à concrétiser des projets comme le nôtre, que tout le monde reconnaît d’ailleurs comme légitime et qui ne se prend ni pour l’alpha ni pour l’oméga de toute politique forestière, simplement une composante d’un ensemble aujourd’hui en crise profonde. Il y a une urgence à s’écouter, à réfléchir ensemble à de tels projets pour les concrétiser. C’est un appel démocratique fort. »
Pour conclure, comme le souligne Francis Hallé, « si nous ne sommes pas capables de protéger une forêt sur un espace de la taille de l’île de Minorque, nous serons encore moins capables de régler des problèmes plus complexes posés par la diminution des énergies fossiles, pour ne citer qu’un exemple.
Il y a urgence à retrouver notre place réelle dans la Nature. Cette place doit être plus discrète et cela tombe bien car nous avons tant à y gagner ! Je rêve que l’expérience (faire renaître une forêt primaire) réussisse et qu’au-delà elle soit copiée, car on s’apercevra rapidement qu’il est plus intéressant d’avoir une forêt dans laquelle on laisse la nature travailler. »
Ghislain Journé. Photo principale : I-Stock.