La dernière forêt primaire d’Europe, paysage du dernier roman de Caroline Hinault
De son écriture vive et forte, Caroline Hinault s’empare de la dernière forêt primaire d’Europe, Białowieża en Pologne, pour en faire le personnage principal, plutôt que le cadre, de son dernier roman. Trois femmes, qui y vivent ou la traversent, lui prêtent leurs mots humains, et la voilà palpitant entre les pages, avec sa densité végétale inouïe, ses sentes animales, son sol profond et ses odeurs à nulle autre pareille.
Alma, la plus jeune, a fui son pays. Manquer mourir là-bas, en Syrie, pour risquer sa peau sur le continent européen, ce n’était pas le but. Mais les politiques migratoires ne cessent d’être durcies. Alma tente le tout pour le tout pour passer le mur de béton et barbelés bâti en pleine forêt depuis 2022. Cette forêt qui pour elle est un obstacle tentaculaire, une entité infranchissable où elle a faim, soif, froid, peur. Comme dans un conte effroyable.
L’héroïne de papier de Caroline Hinault est projetée, dans cette fiction, sur des voies qui sont celles d’êtres humains de chair et de sang dans le monde réel (voir la prise de position de l’association à ce sujet). Les conditions éprouvantes dans lesquelles les migrants tentent de traverser, c’est ce que découvre la deuxième protagoniste du roman, Véra, journaliste dure-à-cuire, elle-même en exil de son pays, la Biélorussie. Une autocratie où il ne fait pas bon suivre de trop près les errements du pouvoir. Bien cabossée, Véra trouve refuge dans une cabane forestière, pour panser (penser ?) son malaise existentiel dans la solitude, avec le soutien d’un livre, L’Enfer de Dante. Elle explore l’immensité des lieux, apprenant à connaître la multitude d’espèces animales et végétales qui y vivent. Sur place, elle a un allié, un militant écologiste répondant au doux nom de Sikorski (« mésange » en polonais). Elle l’interroge : est-ce que, vraiment, les humains ne sont jamais intervenus dans cette forêt primaire ?
« Bien sûr que si, ils ont toujours vécu en interaction avec elle, et parfois dedans, mais plutôt comme des passagers. Ils y ont chassé, récolté du miel ou enterré des morts. Et puis la forêt a toujours été un refuge pour les fugueurs, les déserteurs, les résistants ou bien pour celles ou ceux qui cherchaient tout simplement à disparaître… »
Cet homme, qui a grandi là, est l’ancien compagnon de Nina, la troisième voix du roman. Cette dernière n’a jamais compris son engagement résolu à défendre l’espace forestier contre tout ce qui le menace, particulièrement les intérêts économiques. Nina quant à elle rêve d’ailleurs en écoutant des tubes de Beyoncé, et sans réelle perspective d’échapper à son quotidien de caissière, se laisse tenter par les beaux biceps de Wiktor, membre du parti nationaliste. L’extrême-droite, ici comme ailleurs, focalise les rancœurs sociales contre l’étranger. C’est ainsi que Nina, sans réelle conviction politique, patauge en pleine ambivalence vis à vis des migrants, entre simples exigences d’humanité et tentations délatrices.
Ces trois femmes sont chacune en relation étroite avec la forêt, mais la vivent de manière très différente. Pour celle qui demeure en lisière depuis l’enfance, Emma Bovary polonaise, c’est un lieu « sans qualités » d’où il faudrait trouver une échappatoire. Dans le regard des deux autres, sa sauvagerie est fascinante ; elle ne sera jamais familière, mais vibre d’enjeux vitaux. Au sens propre, pour Alma. Véra en fait le ferment de ce qu’elle sait faire : écrire. « J’écris depuis une forêt » devient l’incipit de chacun de ses posts, sur son blog très suivi par ce qu’il reste d’opposition, de l’autre côté de la frontière. En cela, elle est peut-être la plus proche de l’auteure, qui a choisi, par le biais de la littérature, son outil, de mettre en relief aussi bien les enjeux géopolitiques qu’écologiques de la dernière forêt primaire d’Europe. Laissons le mot de la fin au lumineux Sikorski, qui vient revigorer la journaliste dans ses moments de doute :
Gaëlle Cloarec, le 8 octobre 2024
Traverser les forêts
Caroline Hinault
Collection La Brune au Rouergue, 20 €
Pour aller plus loin : entretien avec Caroline Hinault, écrivaine
Née en 1981 à Saint-Brieuc, Caroline Hinault est agrégée de Lettres modernes. Elle enseigne la littérature à Rennes où elle vit aujourd’hui. Son premier roman, Solak, a paru dans la collection Rouergue noir en 2021. Salué par la critique, il a reçu huit prix littéraires dont le prix Michel Lebrun 2021, le Trophée 813 du roman francophone 2022 et le prix Marie-Claire-Blais 2023. En 2022 a paru dans la collection la brune un récit : In carna, fragments de grossesse. Son deuxième roman, Traverser les forêts, paraît en 2024
Qu’est-ce qui vous a amenée à vous intéresser à Białowieża ?
Alors dans le roman, je ne la nomme jamais, car elle n’est pas la seule forêt concernée par la crise migratoire. Mais à l’automne 2021, le nom de Białowieża est apparu souvent dans la presse : j’apprends alors que des gens s’y retrouvent perdus, entre la Biélorussie et la Pologne. J’étais parallèlement intéressée par la question du vivant. Enfin intéressée, le mot est faible ! Je lisais énormément sur l’effondrement de la biodiversité, le réchauffement climatique, l’urgence écologique. J’avais envie d’écrire là-dessus, je ne savais pas par quel prisme, mais cela me souciait beaucoup.
J’avais aussi envie d’écrire sur la question migratoire, parce qu’à titre personnel, dans ma vie quotidienne, mon quartier, j’étais touchée par des personnes migrantes. Et donc, c’est comme si cette forêt, quand je l’ai vue dans un reportage, venait concentrer l’enjeu écologique de sa préservation, et puis l’enjeu géopolitique. Ce qui m’a traversée à ce moment-là, c’est sa dimension poétique. Je me suis dit : elle condense tellement de traces, de couches d’interprétation, qu’il faut aller l’explorer par le langage.
C’est ce qui ressort du livre, de manière très forte, avec ces trois voix féminines, et à chaque fois une empreinte poétique de la forêt. Comme si elle était l’un des personnages, peut-être même le principal.
C’était très présent à mon esprit. Mon précédent roman, Solak, se passait sur la banquise, un autre lieu que je ne connais pas. J’avais adoré écrire en érigeant l’environnement à hauteur de personnage. Justement, puisque l’on n’arrête pas de parler du vivant, de retrouver notre place dans tout cet équilibre, de ne pas rester dans un rapport unilatéral d’exploitation, etc.. Habituellement les histoires sont centrées sur des figures humaines, mais ce qui m’inspirait là était la notion d’organisme vivant et même de société vivante. Un organisme, c’est protéiforme, avec de multiples facettes, presque sa psychologie, son univers imaginaire. J’ai voulu creuser cette dimension, vraiment comme pour un personnage. Sans être non plus dans une approche mystique, qui ne m’intéresse pas. Il ne s’agit pas de décrire une présence « tellurique », mais de manière très concrète, aborder comment la littérature peut rendre compte de notre interdépendance. Les humains ne peuvent pas être uniquement centraux : leur environnement, les faits, les traversent.
C’est assez proche de l’hypothèse Gaïa, cette idée de décentrer les humains.
Tout à fait. Bon, la littérature est un peu condamnée à l’anthropocentrisme puisqu’il s’agit d’humains s’adressant aux humains, mais justement, elle permet quand même d’essayer de donner une voix à ce qui en a une mais que l’on n’entend pas.
Comment est-ce que vous vous êtes documentée ?
J’ai écouté Francis Hallé ! J’ai lu tout ce que j’ai trouvé sur la forêt primaire, cherché des émissions, des podcasts… J’ai regardé un film d’Alain Rauss qui date de 2006, Białowieża, forêt primaire et refuge du bison d’Europe. Ça m’a permis d’essayer d’être la moins éloignée possible de la réalité. De toute manière, ce rapport à la réalité est biaisé d’emblée parce que je n’y suis pas allée. Ce n’était pas une valeur de témoignage que je recherchais, ni un regard de botaniste, de spécialiste de la nature. Je n’en avais pas du tout la prétention, parce que ce n’est absolument pas ma qualification. Je me suis juste dit : il faut que je me renseigne suffisamment sur la faune, la flore, le fonctionnement de cette forêt, pour lui rendre justice. Mais ce n’est vraiment pas un livre qui cherche à renseigner, car moi, c’est vraiment l’exploration poétique qui m’intéressait. Comment le langage peut essayer de rendre compte d’une atmosphère, d’un air, d’un souffle. Je m’inspire aussi beaucoup de ce que l’on ressent quand on marche en forêt, tout simplement, même en France, à côté de chez soi. Il y a, peut-être, quelque chose d’un peu universel dans la sensation.
Francis Hallé, justement, dit souvent qu’une forêt primaire, par rapport à une forêt dégradée, c’est comme boire du champagne dans une coupe en cristal ou avaler du Coca dans un gobelet en plastique.
Oui, j’imagine qu’il doit naître d’autres sensations quand on s’y rend pour de bon ! Il faut se débarrasser d’un certain sentiment d’illégitimité qui perdure malgré tout, du fait de n’avoir pas été sur place. Mais figurez-vous que j’ai eu une expérience assez étrange. Au Québec, où j’étais invitée pour présenter mon précédent livre, j’ai rencontré des personnes qui connaissent très bien le grand froid, la formation de la glace, etc., et ne pouvaient pas croire que je n’y étais jamais allée. Or la littérature ne se base pas tant sur une vérité scientifique que sur un ressenti du lieu. C’est-à-dire que je n’avais pas de compte à rendre au réel, ce qui est vraiment fabuleux quand on écrit. J’étais dans une position un peu intermédiaire : il existe une réalité écologique, géopolitique qu’il ne faut pas trahir, mais à partir de ce matériau, moi ce qui m’intéresse, c’est l’aventure du langage, de l’écriture. Elle a autre chose à dire, elle opère un pas de côté par rapport au témoignage du terrain finalement.
C’est ce qu’apporte la fiction aussi.
Tout à fait. Être allé sur place peut paradoxalement générer une forme de paralysie. Sur la banquise, une autre auteure m’avait dit « je n’arrive pas à écrire tellement c’est difficile d’en rendre compte ».
Alors que finalement, devoir l’imaginer m’oblige à une forme de concentration extrême. Je fais avec tout ce qui m’a nourri intellectuellement, culturellement, à propos du lieu. Alors, évidemment, je suis quand même limitée, cela reste des représentations. Mais après, je vais chercher la façon dont on pourrait rendre ce lieu perceptible, en dehors de « l’accoutumance » du langage, c’est-à-dire de ce à quoi on s’attend pour décrire une forêt.
Ceci dit, j’adorerais y aller ! Mais pour le processus d’écriture, je me suis sentie très libre, paradoxalement, en me renseignant et en écrivant depuis chez moi. Le livre s’appelle Traverser les forêts, or j’ai vraiment eu l’impression que l’écriture elle-même était une
traversée, avec un effet de mise en abîme. Par moments, j’étais empêtrée totalement, je n’en pouvais plus ; à d’autres, c’est comme une clairière, une lumière, un moment de grâce absolue, cette faune qui est là et qui est très bien sans nous… Un vrai voyage.
Quel rapport aviez-vous vous, déjà, à la forêt ? Quel imaginaire a été nourri au cours de votre vie pour vous amener là, à cet endroit d’écriture ?
Ce n’est pas du tout mon élément, mais alors, pas du tout. Moi, je suis bretonne. Ce que je connais, c’est l’eau. En Bretagne, il y a de belles forêts dans l’intérieur des terres, mais je suis de la côte. J’ai un peu fréquenté les bois, j’ai aimé ça. Alors que pour moi, c’est d’abord un lieu d’angoisse. Je n’y vais pas facilement. Enfin, d’angoisse… Disons plus précisément qu’il m’évoque un paradoxe, une ambivalence. Mais j’adore les choses ambivalentes ! Comme pour la banquise, je crois que ce qui m’a attirée vers ce lieu, c’est sa complexité. Évidemment, j’étais alarmée par l’urgence écologique, j’avais très envie de faire entendre la nécessité de préserver, de laisser se développer des forêts primaires. Et malgré tout, je ne voulais pas non plus tomber dans une position un peu béate, dans l’angélisme de ces espaces merveilleux. J’ai bien conscience aussi que les êtres humains ne sont pas grand-chose dans une forêt si ils n’ont pas les moyens de survivre, par exemple. Ce n’est pas qu’un lieu d’accueil et de respiration. Et je trouve que ça, c’est intéressant, narrativement.
Bien sûr, d’où aussi les pages qui décrivent l’angoisse des migrants, d’autant plus forte que le mur infranchissable construit au milieu vient ajouter à l’obstacle, en lui-même, de la forêt. Avez-vous continué à suivre l’évolution des contraintes migratoires ? Où en est-on ?
C’est beaucoup moins médiatisé. Il y a eu une sorte d’accalmie au moment où, sous la pression internationale, Loukachenko avait affrété des avions dans l’autre sens, ce qui était atroce pour les personnes concernées, mais avait un peu tassé cette crise. Cependant j’ai rencontré récemment un documentariste, qui m’a expliqué qu’en fait, cela continue ; peut-être avec des flux moins grands, mais il y a toujours un appel d’air, une promesse faite à des personnes en situation de migration de pouvoir venir sur le territoire biélorusse, et il y a toujours, au moment où l’on parle, des gens dans cette forêt qui ont cru qu’ils pourraient passer en Pologne.
C’est assez dur de s’informer précisément. Tellement de choses ont pris le dessus sur la scène internationale. J’ai commencé ce roman à l’automne 2021, et j’étais complètement immergée dans l’écriture quand la Russie a attaqué l’Ukraine depuis la Biélorussie. Ce pays est complètement à la botte de Poutine. On a un peu reparlé des migrants au moment des élections en Pologne, mais ils sont quand même passés en arrière-plan. De toute manière, pas besoin d’aller jusque là-bas. Des drames migratoires, il y en a à nos portes.
Ça ne va pas se calmer de si tôt, au vu des dernières nouvelles climatiques et géopolitiques.
C’est catastrophique. En voyant ces images du mur, j’ai compris qu’il empêche de faire passer le vivant dans toutes ses formes. Il ne permet plus aux gens, ni aux espèces de circuler librement. Voilà tout de même une image extrêmement forte de ce que l’humain fait au monde.
En effet. Il y a eu des tribunes et des demandes de scientifiques, d’ONG s’insurgeant là-dessus. Comment vous voyez-vous l’avenir de cette forêt, de ces migrants qui tentent d’y passer ?
Je ne suis pas assez calée pour faire de pronostics. Mais je ne peux pas m’empêcher de me dire qu’il y a quand même là une puissance qui nous dépasse. Cette forêt primaire, j’ose espérer qu’elle va pouvoir passer entre les gouttes de la folie, du désastre humain. Pour les migrants, pour les personnes qui sont là-bas, franchement je ne sais pas, c’est tellement insoutenable. Comment un tel lieu de vie, un lieu qui nous permet de respirer, qui a sa propre autonomie, qui a tant à nous apprendre, peut devenir cette espèce de piège, de tombe à ciel ouvert ? Je me dis, aussi, que l’art peut avoir un rôle à jouer. Parce que les discours scientifiques ne suffisent plus. Les mots deviennent faibles. Il faut toucher. Par tous les moyens, essayer de sensibiliser. Dans l’émotion et dans l’imaginaire, il y a quelque chose qui s’implante en nous très profondément. À travers toutes les formes artistiques, la photographie, le cinéma, la musique… Je crois que l’art soulève des choses en nous, d’une manière vraiment complémentaire des approches scientifiques, rationnelles, qui sont bien-sûr indispensables aussi. Là encore, c’est une coopération, une cohabitation, une interdépendance.
Propos recueillis par Gaëlle Cloarec, le 27 septembre 2024