Le concept de cécité botanique a été décrit en 1998 par deux chercheurs, James Wandersee et Elisabeth Schussler. Parce que les plantes ne bougent pas comme le font les animaux et n’ont pas de visage, elles apparaissent souvent au second plan de nos perceptions… et donc de nos réflexions.
La biologiste Catherine Lenne travaille et enseigne à l’Université Clermont-Auvergne où elle dirige la Maison pour la science Auvergne. Elle a accepté d’éclairer pour nous ce phénomène et ses conséquences. Entretien.
Que recouvre ce terme de cécité botanique ?
Francis Hallé l’évoquait dans son livre Éloge de la plante. À travers cette image frappante d’une forêt tropicale, pleine d’arbres, de lianes, de foisonnement végétal. Deux personnages l’observent aux jumelles et s’exclament « c’est fabuleux toute cette faune ! ».
Ils ne voient pas le décor, c’est quand même fou.
Il y a plusieurs causes majeures. La première, celle qui me parle le plus parce que je suis physiologiste, j’étudie la vie des arbres et leur fonctionnement, relève des propriétés mêmes qui font que nous ne les voyons pas. C’est une vie fixe, apparemment immobile. Le temps de la plante n’est pas celui de l’homme : nous ne percevons pas ses mouvements. Si l’on n’est pas attentif et que l’on ne fait aucune expérimentation, on a l’impression qu’elle n’a aucune sensibilité, qu’elle est parfaitement végétative.
Notre équipement sensoriel limite nos perceptions, c’est bien cela ?
Ce camaïeu de verts… au printemps, à la rigueur, il peut nous interpeller car la gamme est assez nette, mais la plupart du temps, on n’en voit pas bien les nuances, car il manque de contrastes. Il forme comme un mur peint, un décor dans lequel nous ne décelons que ce qui bouge. Pourtant notre œil est sensible au vert, au niveau des radiations lumineuses. Mais notre cerveau, bombardé d’informations, filtre les signaux : l’attention est focalisée sur ce qui est vital ou létal. La couleur des fruits, le mouvement de la proie qui nous intéresse, ou du prédateur qui nous menace…
Quelles sont les autres causes de la cécité botanique ?
Plus de la moitié de la population mondiale vit en ville ! 57 % précisément. En France, la population urbaine représente 81,5 %, soit quatre personnes sur cinq. Cet éloignement fait qu’on ne connaît plus la nature. On a peur d’elle, de la forêt. Je mesure cela à mon échelle personnelle : cela fait 25 ans que j’emmène des étudiants sur le terrain, j’ai vu une évolution très nette. Maintenant, à la moindre araignée, ils hurlent ; j’observe leur dégoût de mettre les mains dans la terre, de traverser une mare où il peut y avoir de la boue. C’est vraiment impressionnant. La cécité botanique se nourrit de notre éloignement contemporain de la nature, et donc de sa méconnaissance.
Lors de votre exposé dans le cadre du MOOC Arbres proposé par l’UVED (Université Virtuelle Environnement et Développement Durable), vous expliquiez que votre discipline, la botanique, est souvent perçue comme désuète.
Effectivement, le public imagine que les botanistes herborisent, étiquettent, voilà tout. Il n’a aucune idée de ce qui se cache derrière la botanique moderne. Mais si vous feuilletez les vieux manuels scolaires de sciences naturelles, vous verrez qu’en 1910, ils regorgeaient de leçons de choses sur la nature, l’agriculture, les jardins, comment pousse un chêne… Aujourd’hui, on n’enseigne rien de ça à l’école. Je pense que les enfants de 8 ou 10 ans, il y a cent ans, en savaient plus que mes étudiants de 25 ans.
Cette désaffection est frappante !
Il s’agit d’une négation du vivant. La plupart des gens se doutent qu’un arbre est vivant, parce que les feuilles poussent, il fleurit éventuellement. Mais, par exemple, beaucoup ne savent pas qu’un chêne fait des fleurs, car elles sont toutes petites. Or ils produisent bien des fruits, les glands, et donc ils ont eu des fleurs, avant… que personne ne prend le temps d’observer. Prenez notre langage commun : de nombreux termes sont en rapport avec le monde végétal, mais ne sont pas franchement flatteurs. On dit d’un homme qui ne fait rien qu’il « végète ». Affalé sur le divan, c’est un « légume ». Éventuellement une femme sera qualifiée de « belle plante », mais avec une dimension ornementale. Même dans le monde de la médecine, le système nerveux qui contrôle les actions de notre corps sans impliquer de conscience – la respiration, la station debout, la température interne… – est appelé « végétatif ».
D’où vient cette vision négative du végétal ?
Le responsable est né il y a 24 siècles. C’est Aristote ! Au IVe siècle avant J.-C., dans sa description du monde, il décrit trois niveaux d’âme – son ouvrage s’appelle De anima, « De l’âme » – et les hiérarchise. Tout en bas, l’âme nutritive, dite aussi végétative, dont sont dotées les plantes ; mais elles n’ont que celle-là. Juste au dessus, les animaux, qui en plus ont une âme sensitive, leur permettant de percevoir à travers les organes des sens, d’avoir une vie de relations. Et enfin tout en haut, l’humanité, avec en sus l’âme intellective dont elle a l’exclusivité, qui lui permet de réfléchir et d’agir.
Les concepts aristotéliciens ont-ils toujours cours ?
Cette vision irrigue encore notre pensée moderne. Elle a traversé les siècles, jusqu’à, à peu près, Darwin, pour les scientifiques, et jusqu’à aujourd’hui pour le grand public. Le changement de paradigme ne s’est pas encore fait, ou il commence à peine. Pourquoi ? Parce que cette représentation du vivant a été transmise par de grands passeurs, penseurs, figures importantes des courants religieux monothéistes. Deux, en particulier : pour l’Islam, Averroès au XIIe siècle, et pour la chrétienté, Saint Thomas d’Aquin au XIIIe siècle. Eux aussi conçoivent l’organisation du monde en échelle, de façon hiérarchique.
Qu’en est-il des autres aires de civilisation, l’Asie par exemple, ou l’Afrique ?
Bien sûr, il faut nuancer. La cécité botanique se définit comme le fait de ne pas voir les plantes, être indifférent aux espèces végétales. C’est une forme de biais cognitif qui est principalement constatée dans les sociétés occidentales, actuelles. D’ailleurs, même dans notre histoire européenne, il y a eu des périodes où cet impact était moindre, en particulier au Moyen Âge. On n’avait alors pas du tout une vision scientifique de la plante, mais médicinale. Tous les couvents et monastères avaient un jardin de simples, simplicis herbae, les herbes qui soignent. Cet art était majoritairement sous la responsabilité des femmes. Je pense en particulier à Hildegarde de Bingen, médecin et apothicaire, auteure de livres faisant référence sur leurs propriétés médicales. 300 ans après, à partir du XVe siècle, ces guérisseuses prennent un relent de sorcellerie, puis au fur et à mesure que la science émerge, les hommes se ré-emparent de la médecine. Le basculement du statut de la plante est parallèle avec le statut de la femme.
Propos recueillis par Gaëlle Cloarec le 29 mai 2024
Pour aller plus loin :
– https://theconversation.com/plant-blindness-is-a-real-thing-why-its-a-real-problem-too-103026
– https://theconversation.com/1-2-3-planthaie-faire-pousser-les-ecocitoyens-de-demain-157267