Notre planète s’appelle Terre ; on peut en conclure que le sol est important pour l’espèce humaine. Un classique de S.F. signé Ursula K. Le Guin décrit un autre monde peuplé d’êtres intelligents, qui ont nommé la leur Forêt.
Le nom du monde est Forêt. Quel titre puissant ! C’est celui d’un roman de Ursula K. Le Guin, auteure mythique dans la science-fiction/fantasy mondiale, qui aurait pu recevoir le prix Nobel, une première pour les littératures de l’imaginaire, si elle n’était pas décédée en 2018. Multi-récompensée (sept prix Hugo, six Prix Nebula et vingt-deux prix Locus…), elle a laissé une œuvre majeure que des générations de lecteurs n’en finissent pas de (re)découvrir. Mais, a-t-elle révélé, elle n’a accepté le titre, proposé par son éditeur, que mollement. Comme quoi les plus féconds créateurs ont toujours intérêt à prendre en compte les bonnes idées venues d’autrui. Car il colle parfaitement au contenu de ce court ouvrage d’un peu moins de deux cent pages.
Mme Le Guin l’a rédigé d’un trait durant l’hiver 1968, il y a plus de cinquante ans. Séjournant temporairement à Londres, elle se sentait frustrée de ne pouvoir participer aux grandes protestations contre la guerre du Vietnam, dans son pays d’origine, les États-Unis.
« 1968 était une année amère, écrit-elle, pour ceux qui s’opposaient à la guerre. Les mensonges et l’hypocrisie redoublaient ; de même que les massacres. Il était de plus en plus clair que le raisonnement approuvant la défoliation de forêts et champs, ainsi que le meurtre de civils « au nom de la paix » n’était que le corollaire du raisonnement qui permet le dépouillement des ressources naturelles pour le profit privé ou le Produit national brut, et le meurtre des créatures de la Terre au nom de « l’humanité« . C’est de cette pression que cette histoire est issue. »
Il est frappant que ces mots n’aient pas pris une ride, en cette année 2023 où les conflits armés se sont multipliés, et qui s’achève à Dubaï, dans un désert chromé, sur une Cop 28 envahie de lobbys pétroliers. L’ensemble du livre produit cet effet de résonance avec notre époque, ce qui en fait une lecture hautement recommandable, à placer -pourquoi pas ?- sous le sapin. Tant qu’à vivre dans une société éperdument consumériste, autant faire connaître le travail d’une écrivaine qui n’a rien perdu de son pouvoir de subversion. Ursula Le Guin était la fille de deux anthropologues, Alfred et Theodora Kroeber. Un bain culturel qui aura autant imprégné son travail que ses convictions libertaires.
Des mondes parallèles
Le nom du monde est Forêt se situe à 27 années lumière d’ici, sur la planète Athshe, dite « Nouvelle Tahiti ». Couverte d’eau et d’arbres, habitée par les Athshéens, partageant une origine commune avec les humains, mais moitié moins grands et couverts de fourrure verte (le titre souhaité à l’origine par l’auteure était The little green Men, soit « Les petits Hommes verts »), elle a été colonisée par les Terriens. À des fins d’exploitation du bois et autres matières premières, puisque la Terre n’est plus qu’une désolation de béton. Les autochtones, renommés « créates », ont été recrutés comme « travailleurs volontaires », une forme d’esclavage à peine déguisée. Le livre est âpre, dans une représentation pleine d’acuité des mécanismes de la colonisation. Et non manichéen, même si l’auteure avoue avoir eu un mal de chien à nuancer le Capitaine Davidson, personnage raciste incarnant l’impérialisme dans toute sa démesure et son auto-justification.
Nous ne divulguerons pas ici les subtilités de l’intrigue, cependant il est important de relever à quel point Ursula Le Guin est une descriptrice attentive des écosystèmes forestiers.
« La terre n’était pas ferme et sèche, mais humide et légèrement élastique, produit de la collaboration des êtres vivants avec la mort lente et complexe des feuilles et des arbres ; et sur ce riche cimetière poussaient des arbres de trente mètres, et de minuscules champignons qui se développaient en cercles d’un centimètre de diamètre. »
La symbiose qu’elle évoque entre les Athshéens et leur environnement est celle de nos Peuples premiers, qui luttent pied à pied, en Amazonie, Indonésie et sur tous les continents où pousse ce qu’il reste des forêts primaires, pour les défendre. Ils s’appuient sur ce lien pour se rebeller contre leurs bourreaux.
Fine psychologue, elle est aussi capable de montrer avec précision à quel point les pulsions agressives, une fois stimulées par la maltraitance de l’envahisseur, transforment même le plus pacifique des peuples. Bien-sûr, en tant que lecteur, sensible à la cause des opprimés autant qu’à celle des arbres, nous sommes du côté des autochtones. Mais il n’est pas inutile de voir, grâce à cette transposition fictive, combien le système de prédation dans lequel nous nous débattons affecte durablement tant l’agresseur que le défenseur.
GAËLLE CLOAREC, le 13 décembre 2023
Le nom du monde est forêt existe dans d’anciennes éditions, encore trouvables facilement chez les bouquinistes ou sur Internet (Robert Laffont, Presses Pocket S.F.). Il a été réédité plus tard au Livre de Poche, en duo avec un autre titre du cycle de l’Ekumen, Le dit d’Aka.
Les anglophones préféreront peut-être le lire en V.O., chez Orion Books (UK).