Julien Perrot, biologiste et fondateur de la revue Salamandre, nous parle de cet animal, aussi discret qu’important dans les écosystèmes forestiers.
La salamandre commune ou tachetée est un amphibien nocturne, reconnaissable à sa peau noire marbrée de jaune, parfois avec une nuance orangée, et à ses grands yeux adaptés à la vision nocturne et crépusculaire. Elle peut vivre jusqu’à 30 ans, est capable de régénérer ses membres manquants ou ses organes abîmés, mesure plus d’une vingtaine de centimètres, et ne croasse pas, mais émet de petits grognements ou piaulements.
Salamandre, c’est aussi le nom choisi par Julien Perrot pour sa revue, un titre de presse qui éveille des sourires partout où on l’évoque, surtout dans les milieux naturalistes. Le premier numéro fut publié en 1983, l’année de… ses 11 ans. Depuis, il n’a cessé d’inviter ses lecteurs à connaître la nature sauvage, pour pouvoir mieux l’aimer et la défendre. Quarante ans plus tard, la revue se décline en trois magazines (pour les 4-7 ans, les 8-12 ans et le tout public), une maison d’édition, une chaîne YouTube, un festival, une plate-forme de films documentaires animaliers indépendants, un site éducatif… L’ensemble de ses contenus est produit dans une grande exigence de qualité, avec une approche à la fois rigoureuse scientifiquement et très sensible à la beauté du monde. De sa Suisse natale, Julien Perrot a accepté de répondre à nos questions sur la salamandre.
La salamandre, un amphibien, va-t-elle souffrir du réchauffement climatique, si les mares où ses larves se développent s’assèchent ?
La salamandre est originellement un animal forestier. La première partie de son cycle de vie est aquatique, ce qui commence effectivement à poser problème aujourd’hui. Mais contrairement aux grenouilles, elle passe le reste de sa vie sur terre, et même sous terre. C’est d’ailleurs son nom, Salamandra terrestris. Elle passe une grande partie de son temps entre les racines, les souches, elle se balade dans les galeries des mulots, en forêt, qui sont de véritables tunnels pour elle, des labyrinthes dans lesquels elle va chasser de petites larves, des vers de terre, des limaçons, des cloportes… etc.
Elle est un bon indicateur de la santé des écosystèmes forestiers. Dans une forêt avec beaucoup de bois mort, où l’on a laissé tout le cycle de la matière vivante se réaliser, il y a abondance de litière, elle est plus épaisse, l’humus plus riche et plus profond. Toute une microfaune à manger et plein d’endroits où se cacher : voilà le paradis de la salamandre. On pense d’abord à l’eau, mais elle a besoin d’un maximum de bois pourrissant pour s’y réfugier et chasser. Après, elle s’adapte, on peut la trouver secondairement dans des vignobles, de vieux murs de pierre… Mais ce sont quelques individus. Les populations qui vont vraiment bien vivent en forêt.
Vous évoquiez un problème au début de son cycle de vie ?
Le problème, c’est qu’au printemps (ça peut aussi arriver en automne, mais en principe, selon les régions, plutôt entre mars et mai), les femelles vont au bord de l’eau. C’est le seul moment de l’année où une salamandre adulte retourne à l’élément liquide, qui ne l’intéresse pas du tout. Elles vont y déposer leurs œufs. Ils éclosent au moment à peu près où ils sont expulsés. C’est un animal ovovivipare, contrairement à la salamandre noire, qui vit dans les Alpes et met au monde deux petits parfaitement formés, une adaptation à la haute altitude. Cette dernière a poussé la logique terrestre jusqu’au bout !
La salamandre commune, quant à elle, dépose ses larves dans de petites mares forestières, ou encore mieux, de petits ruisseaux, car elles ont besoin d’une eau très propre, oxygénée. La contrainte, c’est qu’il faut que l’eau reste suffisamment longtemps pour qu’elles aient le temps de se métamorphoser, ce qui prend bien deux mois à deux mois et demi, en fonction de la température. Et s’il y a des poissons, notamment des alevins de truites, des vairons…, elles vont se faire manger, car ils nagent bien plus vite. Donc les salamandres n’arrivent à se reproduire que dans les tout petits ruisselets, en tête de bassin, temporaires, car s’il n’y a pas d’eau tout l’année, il n’y a pas de poissons. Elles pondent dans des vasques un peu plus profondes, et à un moment, avec l’arrivée de l’été, le niveau se réduit. C’est une configuration particulièrement sensible alors que les températures s’élèvent, la pluviométrie diminue. Le risque est évidemment que ces torrents s’assèchent plus vite, empêchant leur reproduction. Ou alors, la situation se dégradant aussi dans la rivière principale, sans eau toute l’année, si les poissons ne s’en sortent pas, peut-être qu’elles vont tirer leur épingle du jeu. Tout dépend de la configuration locale.
Que peut-on faire pour les aider ?
Je ne sais pas comment cela se passe en France, mais en Suisse, je connais plusieurs endroits où cela s’est fait : il s’agit d’aménager des vasques, très simplement. Aux bons endroits, en fonction de la micro-topographie du petit ruisseau, il suffit de positionner quelques planches ou un tronc, la matière naturelle de l’endroit… on peut ainsi créer un bassin où l’eau va plus s’accumuler, rester assez longtemps. Et comme en forêt l’évaporation est bien plus limitée qu’en plein soleil, souvent cela peut suffire à booster leurs succès reproducteurs.
La salamandre est sur la liste rouge européenne des espèces menacées, considérée en régression depuis un siècle, alors qu’elle est protégée par la Convention de Berne. Peut-on avoir une estimation fiable de ses populations, alors qu’il s’agit d’un animal nocturne, difficile à observer ?
C’est un animal discret, effectivement. Le meilleur moyen de le recenser est de chercher les larves au printemps sur ces points d’eau, beaucoup plus faciles à voir que les adultes. Son statut est assez peu connu. En Suisse, il y a eu une étude sur elle récemment, mais en France, pas à ma connaissance. Les gens qui s’intéressent aux amphibiens vont plutôt les chercher dans les milieux pionniers, les mares, les étangs, hors des forêts. Il y a des dispositifs, des passages aménagés pour éviter que les grenouilles, par exemple, ne se fassent écraser. Mais la salamandre tachetée est moins observée, car elle n’a pas de migration saisonnière spectaculaire, c’est une espèce un peu à part. Elle connaît beaucoup de mortalité liée à la voiture, car elle se déplace lentement. Or, elle apprécie l’asphalte tiède, la nuit. Les mâles aiment se positionner sur les petites routes forestières, espace dégagé pour repérer les femelles : malheureusement, pour eux c’est très attractif. Comme la salamandre est en grande partie noire et plate, même si vous roulez lentement, vous la voyez encore moins qu’un crapaud ou une grenouille.
Globalement, je pense qu’elle est en forte régression, mais nombre d’amphibiens s’en tirent beaucoup plus mal qu’elle. Dans les régions pas trop sèches encore bien boisées, elle est encore là, malgré des habitats fragmentés, de plus en plus petits. Dans les régions à forte urbanisation, notamment la partie plate de Suisse, hors des montagnes, ce sont des populations résiduelles, isolées les unes des autres. Sur le long terme, ce n’est pas bon du tout. Et puis il y a un autre problème, le chytride.
Le chytride ? De quoi s’agit-il ?
C’est un champignon importé en Europe, via les Pays-Bas ; des terrariophiles ont probablement relâché des tritons exotiques affectés, venus d’Asie. Il se développe sur la peau des salamandres, dont elles ont besoin pour respirer, et les tue en quelques jours. Le nom scientifique de l’une des espèces de chytride, Batrachochytrium salamandrivorans, est explicite : le dévoreur de salamandre. Dans les régions où il se développe, elles meurent toutes, ainsi que les tritons. Le champignon avance de plusieurs kilomètres par an, et dans les régions où les amphibiens sont tous morts il demeure sous forme de spores, on ne peut même pas les réintroduire. Les salamandres ont entièrement disparu des Pays-Bas, ça commence à chauffer en Belgique, il y a des cas en Allemagne, un deuxième foyer a été détecté, je crois, en Catalogne…
Paradoxalement, ce qui pourrait sauver les salamandres, c’est le fait que ses populations sont très morcelées, mais ce n’est pas de très bon augure.
Il n’y a pas d’approche biologique pour venir à leur rescousse ?
Si l’on en trouve une malade, on peut la soigner avec des produits anti-fongiques. Mais quand on la relâche dans la nature, une semaine après elle est de nouveau malade et elle meurt. Il n’y a pas encore eu de phénomène de résistance observé. D’une manière générale, à l’échelle planétaire, les amphibiens sont victimes d’une série de maladies de ce genre. C’est très documenté, en Amérique Centrale par exemple, des dizaines de reinettes, de petites grenouilles colorées tropicales ont complètement disparu. Le déclin global des amphibiens est terrible, et l’une des causes, ce sont ces maladies véhiculées à droite et à gauche par l’espèce humaine. Leurs organismes sont vulnérables parce que les populations sont moins nombreuses, les animaux stressés…
Donc le tableau pour la salamandre tachetée n’est pas hyper rose. Remarquez qu’elles s’en sortiront peut-être quand-même mieux que nous. Si il y a un black out électrique et qu’Internet s’arrête, qu’il n’y a plus d’énergie, qu’on ne peut plus utiliser de pétrole… etc., la salamandre se débrouille très bien. Il y a plus de souci à se faire, dans l’immédiat, pour notre civilisation, voire pour l’humanité, que pour elle. Cela permet de relativiser un petit peu.
Voilà une vision presque… encourageante.
Oui, enfin ça dépend pour qui.
Cela m’amène à une question relative à l’histoire. J’ai lu sur un article du magazine Geo que le lien fait culturellement entre la salamandre et le feu proviendrait de sa façon de se cacher dans les bûches, en léthargie en période hivernale. Mise dans la cheminée, elle se réveillait, et comme sa peau était encore légèrement humide, elle avait l’air de résister à la chaleur. Est-ce quelque chose que vous avez pu observer ?
J’ai un ami animateur nature à qui c’est arrivé en Franche-Comté. Il a voulu faire un feu pour un groupe, et au moment de l’allumer il a vu une salamandre qui s’extrayait le plus vite possible… pour une salamandre… ce qui veut dire pas très vite, en fait, car ce n’est vraiment pas un animal rapide ! Ceci est une explication.
Par ailleurs, il y a quand même ses tâches jaunes sur la peau, qui évoquent symboliquement le feu.
Et en plus de cela, il y a aussi sa toxicité. Si vous embêtez une salamandre, au bout d’un moment, cela va stimuler la sécrétion de ses glandes parotoïdes, qui vont produire un mucus très amer, irritant et toxique. Cela ne m’est jamais arrivé (et pourtant j’en ai manipulé un certain nombre), mais on peut imaginer que si quelqu’un la tracasse vraiment, sa peau se mette à mousser, et si ensuite vous vous touchez les yeux ou la bouche, cela occasionne une brûlure.
Voilà trois raisons possibles pour son talent prétendu de résister au feu. Pourtant c’est une espèce qui a besoin d’ombre et de fraîcheur. Après, dans l’histoire des symboles, on passe souvent d’un extrême à l’autre. Au Moyen Âge, dans la tradition alchimique, il est question d’un « feu froid » de la salamandre, même si je ne sais pas vraiment de quoi il peut s’agir. Si l’on remonte plus loin, à l’époque des Romains, Pline décrit les salamandres comme très dangereuses. Il y a toutes sortes de légendes. J’ai été témoin un jour de quelqu’un qui en tuait une, parce qu’il a eu peur, il a cru qu’il allait se faire attaquer. Je suis intervenu trop tard pour la sauver.
Dernière question, car nous sommes tous très curieux de le savoir : qu’est-ce qui vous a amené à choisir cet animal pour nommer votre revue ?
Je n’ai pas fait d’enquête marketing, ni réfléchi à l’association du noir et du jaune qui serait visuellement impactante ! Mais gamin, je ramenais toutes sortes de bestioles à la maison, et puis un soir, je me baladais tout seul dans la forêt, j’avais 10 ans, mes bottes, mon imperméable, et dans le faisceau de ma lampe de poche, j’ai vu une salamandre, comme un petit dinosaure en plastique. Sauf qu’elle bougeait, c’était donc bel et bien un être vivant. Cela m’a beaucoup impressionné. À l’époque, je ne pouvais pas aller voir sur Wikipédia, donc j’ai appris dans les livres, et je rêvais d’en revoir. Quelques temps plus tard, dans la même forêt, au printemps, j’en ai retrouvé une avec un gros ventre. Je me suis dit qu’elle allait faire des bébés. Je l’ai installée quelques jours chez moi, j’avais fait tout un terrarium, avec un coin en eau parce que j’avais lu qu’elles en avaient besoin. J’ai attendu, observé, et un matin juste avant d’aller à l’école, j’ai collé mon nez contre la vitre et vu cette maman salamandre mettre au monde une dizaine de larves. C’était mon premier grand contact avec le miracle de la vie. Il y a des gens qui disent ça en voyant vêler une vache, moi c’était des bébés salamandres, voilà. Une belle émotion, que j’ai revécue bien plus tard et plus fortement en voyant naître mes trois enfants, mais c’était déjà très beau. Et comme j’avais envie de créer un petit journal sur la nature, pour partager ma passion et essayer de faire quelque chose de positif face à la destruction du vivant qui me hantait déjà il y a quarante ans, j’ai choisi ce nom. L’objectif est inchangé depuis, parler de ce que les gens peuvent encore plus ou moins observer autour de chez eux. Pas des histoires exotiques.
Propos recueillis par Gaëlle Cloarec, le 2 juin 2023