Vous décrivez dans son avant-propos l’objectif de votre livre : « par la découverte et l’émerveillement, convaincre de la nécessité de protéger ce qui reste et tenter de recréer ce qui a disparu ». Vous avez de l’espoir là dessus ?
Bien sûr, car nous avons besoin plus que jamais de nature sauvage, à une époque où l’anthropisation de la planète atteint son maximum. Nous le devons aux générations à venir. Toutefois, même si la demande de nature est là, le concept de forêt sauvage n’est pas toujours bien compris. En fait, on aime surtout la nature domestiquée, dépourvue de plantes piquantes, de fourrés denses, d’insectes désagréables et de grands animaux dont on a peur.
Ce livre montre le vrai aspect de la nature forestière sauvage : les sous-bois humides, les grands arbres qui peuvent tomber avec fracas, l’absence de repères. C’est cette nature là qu’il faut sauver ou laisser se reconstituer. C’est déjà moins facile à plaider. En cela, les livres riches en belles images, comme celui-ci, peuvent aider à convaincre.
Vous utilisez l’expression de « forêts férales » pour décrire celles qui se sont « réensauvagées » après une période d’exploitation. Pouvez-vous estimer dans quelle proportion ce serait le cas en France ? En Europe ? Dans le monde ?
J’ai écrit deux livres en collaboration avec Jean-Claude Génot, ancien chargé de mission au Parc naturel régional des Vosges du Nord, sur ces écosystèmes qui reconquièrent les espaces préalablement ouverts pour l’agriculture ou la pâture. Sur la base de données publiées par les scientifiques du Cemagref, il est écrit que près de 18 % de la surface totale métropolitaine boisée correspond à des forêts férales, soit près de 3 millions d’hectares. Elles sont donc bien développées en France, notamment dans les moyennes montagnes du centre et du sud, ainsi que certains versants des Pyrénées et des Alpes.
Ces boisements s’étendent aussi dans d’autres pays d’Europe et dans le monde, sans que j’aie les proportions exactes. En Russie par exemple, ces espaces sont immenses. En Allemagne et en Italie, ils sont assez conséquents, surtout dans certains secteurs protégés. Dans ces deux pays, leur valeur écologique est pleinement reconnue en tant que retour à la nature spontanée. La France, elle, est riche en forêt férales, mais n’a pas encore tout à fait franchi ce pas important, qui est de les valoriser. En général, on pense qu’elles sont le signe d’une perte de diversité.
Les valoriser ? Une perte de diversité ? Pourriez-vous détailler ce à quoi vous faites allusion ?
Le développement de la friche, expression visuelle de la déprise agricole, porte atteinte au système de valeurs des paysans (terre, travail, capital). La friche symbolise encore aujourd’hui manque de dynamisme et sclérose rurale. L’image véhiculée au XVIIIe siècle, opposant le paysan arriéré de l’Ancien Régime à l’agronomie moderne de la Révolution française, est toujours vivace. L’idée de la laideur de l’inculte est également toujours très présente dans certains discours, émaillés d’adjectifs désobligeants : « repoussant, monotone, mort, inquiétant, désolé, fermé, négligé, dangereux, désert vert, zone défavorisée, dégradation spatiale, déviance, espace déqualifié… ». Ces discours insistent sur le malheur des hommes (les agriculteurs vieillissent et ne retrouvent plus de remplaçants ; le savoir ancestral se perd), sur les crises socio-économiques qui secouent le pays après la deuxième guerre mondiale, puis les débordements surproductifs européens et le début du gel des terres. Dans ce rejet se perçoit toujours l’opposition entre cette nature hors contrôle, cet « envers » des paysages, et « son endroit » qui est le paysage « culturel », édifié par le travail patient de générations de paysans. La friche est donc l’anti-culture, synonyme de dévitalisation, d’isolement, symbole de la déliquescence du groupe social auquel on appartient. Je me souviens d’un éditorial consternant signé par Ségolène Royal, quand elle était ministre de l’Environnement : « Laisser une terre en friche donne un sentiment d’étrangeté, de réprobation morale à la majorité de nos concitoyens ».
Le milieu institutionnel agricole évoque souvent la nécessité d’empêcher la « fermeture des paysages »…
Cette expression a largement favorisé une voie unique dans la conservation de la nature, celle du « syndrome du territoire jardiné » ou « jardinisation » de l’environnement, c’est-à-dire la recherche d’un agencement harmonieux et diversifié des paysages, orchestré par l’homme, où toute croissance végétale sans contrôle est à proscrire.
La notion de « fermeture » est souvent agrémentée d’autres clichés destinés à renforcer l’idée négative associée à la succession spontanée : la forêt qui avance, c’est l’« homogénéisation des paysages », la « banalisation » et la « perte de biodiversité ». Qu’entend-t-on par ces termes ? Cela n’est jamais expliqué, et pour cause ! Comment faire croire que la reconstruction forestière spontanée homogénéise le paysage humanisé, alors qu’il y autant de types de friches que de pratiques agricoles anciennes, de dates d’abandon ou que de nature des sols ? Par ailleurs, comment peut-on imaginer que les étapes de succession forestière, aboutissant par des processus d’une extrême complexité à un écosystème hautement organisé, puissent mener à une perte de biodiversité ? A-t-on seulement considéré toute la longueur de la succession jusqu’à son aboutissement final ? De quelle forêt parle-t-on finalement ? Des stades immatures boisés, de stades futurs que personne ne connaît, ou de forêts spontanées devenues exploitables, à qui les hommes retirent une grande partie de leur biodiversité fonctionnelle pour leurs besoins ?
Qu’en est-il du discours scientifique ?
En sciences de la conservation, se répètent aussi depuis plus de 40 ans les incantations de « fermeture des paysages », « homogénéisation, monospécificité », « perte de biodiversité ». Je citerai quelques scientifiques reconnus en tant que biologistes de la conservation. Jean Dorst affirmait que la nécessité première de sauver les espèces et les habitats passe par la protection des paysages naturels et culturels, des forêts primaires aux espaces agro-sylvo-pastoraux. Quant aux terres marginales en évolution spontanée, qui pourtant occupent des surfaces considérables, il n’en faisait pas du tout mention en tant que reconquête positive d’une nature sauvage, bien au contraire : selon lui elles doivent être à nouveau assujetties à des usages anthropiques extensifs (chasse, prélèvement de bois). Ces idées se retrouvent chez Marcel Bournérias, qui souhaite pour les espaces en déshérence « une gestion raisonnée appuyée sur l’étude précise des potentialités de chaque biotope », considérant l’option de laisser faire la nature comme une « hypothèse à vrai dire peu probable » ! Jean-Claude Lefeuvre pouvait quant à lui écrire que « La nature laissée à elle-même évolue plutôt vers des formes dégradées de nature. On peut aboutir à des « culs de sac » évolutifs ou des espaces monospécifiques » !
Il s’agirait d’une focalisation sur des formes de biodiversité « domestiquées » ?
Cette diversité qu’on regrette tant, ce sont les paysages traditionnels faits de haies riches en oiseaux, prairies à fleurs, rivières sans ripisylve (la végétation bordant les milieux aquatiques), où la diversité est favorisée par la mosaïque paysagère. Ce type de paysage lié au travail des paysans disparaît effectivement sous l’assaut des arbres, qui eux vont recréer un nouvel écosystème. Durant les siècles qui seront nécessaires à son élaboration, la biodiversité précédente disparaîtra pour une autre biodiversité, plus discrète et souvent inconnue, nichée dans le bois mort, le sol, les écorces d’arbres ou les grands mammifères.
Avez-vous des enseignements à tirer de l’évolution des écosystèmes d’où l’homme s’est retiré par contrainte, lorsque le risque est trop élevé, la zone autour de Tchernobyl par exemple ?
J’ai visité la réserve irradiée de Poleski en Biélorussie, si fortement contaminée par endroits qu’on ne peut y rester plus d’un quart d’heure. Certes la vie est revenue, mais cela reste une tragédie, non seulement pour les biélorusses mais aussi pour la nature. Même si les élans ont remplacé le bétail, même si on voit maintenant les tétras courir les anciennes rues à la place des coqs de basse cour, si les loups chassent dans les anciens champs, et que l’ours rentre dans les maisons. Car en fait on ne sait rien de l’évolution de ces populations sauvages, toutes contaminées à cause des sols, qui eux le sont pour des milliers d’années. Cela oblige les autorités biélorusses à des surveillances drastiques pour éviter notamment les feux (qui disperseraient les cendres contaminées à large échelle). C’est l’exemple type des catastrophes de longue durée que peuvent induire des actes humains inconsidérés.
Que pensez-vous du projet de Francis Hallé, recréer une forêt primaire en Europe ? Selon vous, l’évolution des mentalités permettra-elle d’accepter le retour du sauvage à cette échelle : 70 000 hectares ; des prédateurs, loups, lynx ; des bisons d’Europe… ?
Cette idée est d’une grande générosité et semble trouver la faveur d’un grand nombre de personnes, mais je pense qu’elle sera mieux acceptée par les gens vivant dans les villes, que ceux qui vivent dans les campagnes et ont des usages sur le site qui sera choisi. C’est pourquoi il faut continuer à expliquer pour convaincre. Notamment en disant que l’effort fourni pour autoriser une pleine naturalité serait un formidable exemple de la puissance de la nature sauvage, face aux dégradations faites par les sociétés humaines passées et présentes.
Il faut cependant garder à l’esprit que l’on n’aura rien sauvé avec cela. La nature plus ou moins sauvage doit trouver sa place sur des espaces bien plus considérables, pour des raisons éthiques : l’humanité n’a pas le droit de tout s’approprier. Elle n’a pas le droit de protéger dans un endroit, et détruire intensément ailleurs, souvent en réponse à des impératifs économiques discutables. La vie et ses processus doivent se maintenir à large espace et pour l’éternité, si j’ose dire. Par exemple, 70 000 hectares, cela ne suffit pas pour retrouver une population viable de carnivores en France à long terme. Ni pour protéger tous les types forestiers du pays, l’un des plus riches d’Europe de l’ouest de par sa géographie et ses climats ! C’est l’exemple à suivre pour les générations à venir, mais ils devraient être démultipliés autant que possible.
Vous écrivez que ce sont les arbres morts qui abritent une grande part de la biodiversité dans les forêts anciennes. Mais face au risque d’incendie, notamment en zone méditerranéenne, les consignes des autorités vont plutôt à l’inverse : nettoyer les sous-bois, éclaircir les couverts forestiers… Quelle est votre position là-dessus ?
On me dit que les forêts méditerranéennes brûlent, mais c’est une conséquence d’activités humaines qui les rendent inflammables (dominance de pin d’Alep, de chêne vert, de buissons riches en huiles essentielles). Les forêts anciennes riches en espèces feuillues caducifoliés ne brûlaient pas si souvent, car leur architecture dense et leurs sols profonds limitaient les effets de sécheresse dans les sous-bois. D’autre part, les forêts récentes, férales, très nombreuses entre Corse et Côte d’Azur, ne brûlent guère si l’homme n’y pénètre pas. En fait, on ne supprime les sous-bois que dans les zones à risque où la population humaine est dense. Des espaces totalement hors-sujet dans ce livre.
« La protection des dernières forêts primaires et des forêts férales ne doit pas être mise en place uniquement au bénéfice de l’humanité », dites-vous. Vous évoquez à ce propos l’écologie profonde, qui défend le vivant sans exigence de contrepartie. Pouvez-vous développer votre pensée à ce sujet ?
On lit très souvent que protéger la nature doit avoir une justification pour l’homme : pour sa santé, ses ressources, ses loisirs. Un héritage puissant qui brouille les cartes, car cela appelle à protéger certaines espèces plutôt que d’autres, et à mettre l’homme au centre de tout. L’écologie profonde appelle à respecter les processus du vivant pour eux-mêmes, ce qui élargit considérablement les champs de protection possibles. C’est pour moi une sorte de vraie démocratie étendue à tout le vivant.
La démocratie étant un concept politique, comment l’appliquez-vous au vivant ? Est-ce dans la lignée des réflexions de Baptiste Morizot sur la diplomatie avec les autres espèces ?
Je n’ai pas de qualification précise pour discuter philosophie ou politique. C’est plutôt intuitif : je ne vois pas pourquoi on s’arroge le droit de diriger le milieu naturel, d’éliminer des espèces et d’en conserver d’autres, pour s’étendre toujours davantage sur la planète. L’environnement dans lequel nous vivons n’est pas à l’homme. Je suis aussi sensible à l’animal qu’on élimine, ou qu’on perturbe parce qu’on le contraint trop fortement en le régulant (je pense notamment à la grande faune).
Votre ouvrage mentionne les hêtres « abroutis » par les herbivores, devenus face à l’adversité des sortes de bonzaïs patients, qui fortifient leurs racines en attendant de pouvoir se développer en surface. Processus qui renforce leur résistance face à la sécheresse. Ainsi que les mycorhizes, association des racines avec le mycélium de certains champignons, aidant les arbres à supporter manque d’eau et pathogènes. Est-ce que l’étude de ces phénomènes pourrait permettre de mieux anticiper et amortir les effets du changement climatique dans les forêts européennes ?
Ces processus sont d’une infinie complexité, et lorsqu’un maillon de la chaîne est malmené, tout le reste peut dévier, voire s’écrouler. Concernant par exemple les mycorhizes, elles se développent dans certaines conditions de sols. Si ces sols sont détruits par une sylviculture inadéquate, le champignon, autant que l’arbre, est fragilisé, et les deux meurent. Ce qu’il faut faire pour aider les forêts à résister, c’est changer notre accès aux ressources forestières : arrêter les compactages des sols par les engins, l’ouverture excessive des canopées, les plantations de n’importe quoi pour pallier les effets climatiques à venir. Laisser la nature s’adapter toute seule, c’est souvent la meilleure manière de répondre aux chaleurs à venir. Le problème est en fait économique, qui pousse à artificialiser encore plus lorsqu’il y a problème. La nature, elle, en a vu d’autres.
Quand vous faites référence à des « plantations de n’importe quoi », avez-vous des exemples en tête ?
Oui, tout ce qui est exotique, et dont on ne connaît pas les réactions à long terme dans les écosystèmes d’accueil : sapins Douglas dans les Vosges, avec des projets déments de planter du chêne des Canaries ou des sapins du Péloponnèse dans les montagnes françaises ! Ces montagnes, déjà fortement artificialisées, le deviendront encore plus, ce qui rendra les paysages encore plus vulnérables s’ils sont face à de nouveaux pathogènes ou manquent des bons mycéliums.
Outre l’absence totale d’êtres humains dans les images magnifiques qui illustrent votre livre, ce qui frappe le lecteur, c’est à quel point le règne végétal influence l’animal, et réciproquement. Même le minéral interagit ! On réalise que les effets de la présence humaine, extrêmement envahissante partout sur terre, appauvrissent considérablement toute cette richesse interactive. En tant qu’écologue, que pensez-vous de ce phénomène ?
On aurait pu introduire effectivement les sociétés humaines forestières dans le livre, mais le choix de l’éditeur a été de pas montrer cet aspect, trop complexe pour un seul ouvrage. Cela ne veut pas dire que l’homme ne peut pas faire partie intelligemment de l’écosystème forestier, et qu’il ne peut pas le modifier. De nombreuses sociétés l’ont fait et le font encore. C’est la surexploitation des ressources par l’homme et non sa présence, qui est en cause dans l’appauvrissement de cette richesse interactive.
En effet, il aurait fallu le préciser dans la question précédente. À propos des relations de l’humain avec le monde sauvage, on a beaucoup parlé récemment de la multiplication des zoonoses, en lien avec la pandémie de Covid19. Quelle est votre position là-dessus ?
Je ne suis pas spécialiste de la question, mais les arguments développés par les chercheurs, qui mettent en cause la simplification des réseaux trophiques dans la multiplication des pandémies, me semblent tout à fait convaincants. Les réseaux trophiques consistent en guildes d’espèces de différentes stratégies -herbivores, carnivores, décomposeurs, parasites…- parmi les plantes, animaux, champignons et autres règnes, qui interagissent entre eux. Plus les interactions et rétroactions sont complexes, plus le système est résistant et résilient face aux perturbations de grande ampleur.
Propos recueillis par Gaëlle Cloarec
Novembre 2020
Lire ici notre compte-rendu de lecture de l’ouvrage.
Photo principale : Chien Lee – Liane en forêt pluviale, Tawau Hills, Sabah, Malaisie. ©️Biosphoto